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Guy Debord
extrait de: "Commentaires sur la société du spectacle"

Il y a partout beaucoup plus de fous qu'autrefois

Avec les nouvelles conditions qui prédominent actuellement dans la société écrasée sous le talon de fer du spectacle, on sait que, par exemple, un assassinat politique se trouve placé dans une autre lumière; en quelques sorte tamisée. Il y a partout beaucoup plus de fous qu'autrefois, mais ce qui est infiniment plus commode, c'est que l'on peut en parler follement. Et ce n'est pas une quelconque terreur régnante qui imposerait de telles explications médiatiques. Au contraire, c'est l'existance paisible de telles explications qui doit causer de la terreur.

Quand en 1914, la guerre étant imminente, Villain assassina Jaurès, personne n'a douté que Villain, individu sans doute assez peu équilibré, avait cru devoir tuer Jaurès parce que celui-ci paraissait, aux yeux d'extrémistes de la droite patriotique qui avaient profondément influencé Villain, quelqu'un qui serait certainement nuisible pour la défense du pays. Ces extrémistes avaient seulement sous-estimé l'immense force du consentement patriotique dans le parti socialiste, qui devait le pousser instantanément à "l'union sacrée"; que Jaurès fût assassiné ou qu'au contraire on lui laissât l'occasion de tenir ferme sur sa position internationaliste en refusant la guerre. Aujourd'hui, en présence d'un tel événement, des journalistes-policiers, experts notoires en "faits de société" et en "terrorisme", diraient tout de suite que Villain était bien connu pour avoir à plusieurs reprises esquissé des tentatives de meurtre, la pulsion visant chaque fois des hommes, qui pouvaient professer des opinions politiques très diverses, mais qui tous avaient par hasard une ressemblance physique ou vestimentaire avec Jaurès. Des psychiatres l'attesteraient, et les media, rien qu'en attestant qu'ils l'ont dit, attesteraient par le fait même leur compétence et leur impartialité d'experts incomparablement autorisé. Puis l'enquête policière officielle pourrait établir dès le lendemain que l'on vient de découvrir plusieurs personnes honorables qui sont prêtes à témoigner du fait que ce même Villain, s'estimant un jour mal servi à la "chope du croissant", avait, en leur présence, abondamment menacé de se venger prochainement du cafetier, en abattant devant tout le monde, et sur place, un de ses meilleurs clients.

Ce n'est pas dire que, dans le passé, la vérité s'imposait souvent et tout de suite; puisque Villain a été finalement acquitté par la justice française. Il n'a été fusillé qu'en 1936, quand éclata la révolution espagnole, car il avait commis l'imprudence de résider aux iles Baléares.


Guy Debord
extrait de: "Commentaires sur la société du spectacle"


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