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Sport et politique

 

Juin 1998

« La philosophie qui veut que sport et politique ne se mélangent pas est spécieuse et hypocrite. Les exploits sportifs sont aujourd’hui utilisés comme étalon de la grandeur d’un pays. » (H. Adefope, ministre des affaires étrangères du Nigéria)

Le sport n'a rien à voir avec la politique ! Vraiment ? La neutralité du sport relève du mythe et constitue en elle-même une idéologie. Cette foi dans une prétendue autonomie a la vie dure. Ses chantres défendent la conception d’un sport pur, vecteur d’amitié entre les peuples, une entité qui se place au dessus des Etats, de tout conflit. Fréderic Baillette écrivait : « Le sport est trés souvent présenté par ses laudateurs et ses défenseurs comme un fait universel, un invariant culturel » 1 L’angélisme qui consiste à appréhender le sport comme une donnée atemporelle nie sa genèse.

Naissance du sport

Dès l'Antiquité, et peut-être même avant existaient des jeux et des activités physiques. Les plus connus étaient les Jeux Olympiques inventés par les Grecs ou les affrontements de gladiateurs chez les Romains. Mais les fondements et les objectifs de ces activités étaient bien différents de ceux du sport. On retrouve aussi avant le XIXe siècle en Europe des pratiques ludiques (les jeux traditionnels) comme la Soule et le Jeu de paume en France 2. Mais la naissance du sport est historiquement datée, il s’agit de la première moitié du XIXe siècle en Angleterre.

Le sport tel que nous le définissons ici est « un système institutionnalisé de pratiques physiques, compétitives, codifiées, réglées conventionnellement, dont l’objectif avoué est sur la base d’une comparaison des performances, de désigner le meilleur concurrent (le champion) ou d’enregistrer la meilleure performance (le record). » 3 Il prend son essor avec l’avènement de la société capitaliste industrielle. Il n’est donc pas, comme l’écrit la revue Quel corps ? « une entité transcendante survolant les époques et les modes de production. » 4

Il apparaît à une époque donnée, celle du développement du capitalisme et de la naissance de l’ère industrielle en Angleterre. Stefano Pivato dans Les enjeux du sport 5 explicite cette idée : « De façon générale, le sport s’est affirmé comme un ensemble de règles, de formalisation rigide des jeux préexistants et de disciplines à observer. Il devint une idéologie achevée que les historiens ont définie comme l’une des plus caractéristiques de l’ère victorienne : l’athleticism. Vitesse, perfection, constant dépassement de soi, aspiration au succès et, surtout, esprit de compétition - cet esprit qui animait les lois du libéralisme économique - ont fait de l’athleticism un vecteur de transmission des valeurs éducatives et morales accordées à la culture industrielle de la nation britannique. »

Le développement du sport

La diffusion du sport va accompagner le développement du capitalisme et de son mode de production. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le sport se propage dans les principaux ports d’Europe avec la présence des navires anglais (par exemple Le Havre est le premier club de football français). Il se diffuse aussi grâce aux étrangers qui effectuent leurs études dans des grandes écoles britanniques.

Ensuite beaucoup de pays colonisés par les grandes nations européennes (en premier lieu la France et la Grande-Bretagne) seront touchés par ce phénomène. L’impérialisme qui vise à faire triompher la conception occidentale du monde contribuera à la diffusion massive du sport.

Naissance de l'utilisation politique

Dès la fin du XIXe siècle, certains individus, partis ou Etats utilisent le sport pour conforter ou développer leurs conceptions politique et idéologique.

Le baron Pierre de Coubertin voyait dans la restauration des Jeux Olympiques en 1896 un moyen de mettre en pratique ses conceptions trés aristocratiques de la société et ses positions nationalistes 6. Au fil des années, les Jeux Olympiques prennent de plus en plus d’importance. Dans la société européenne de l’entre-deux-guerres, le sport devient un enjeu de tout premier plan. Comme le souligne Stefano Pivato : « des partis politiques, des mouvements d’opinion y voient trés tôt un instrument permettant surtout l’adhésion des jeunes ».

A partir de 1919, on peut dire que le sport devient partie prenante des relations diplomatiques. Il s’enracine dans les stratégies politiques des Etats. Pierre et Lionel Arnaud notent dans « Les premiers boycottages de l’histoire du sport » 7 : « Pour la première fois, les Etats et les gouvernements sont tentés d’utiliser le sport à des fins extra-sportives au lendemain de la première guerre mondiale. Le sport devient une vitrine de la vitalité et de la grandeur des nations et, à ce titre, est promu par les hommes politiques comme instrument de propagande. » Ainsi en 1919 ont lieu les Jeux Inter-Alliés (et non pas les JO). Dans le début des années 20, les rencontres sportives voient s’affronter les nations ayant gagné la Grande guerre. les Allemands, leurs alliés, les pays neutres ainsi que l’URSS en sont exclus. En France, c’est le ministère des affaires étrangères qui dirige la politique sportive.

Sport et fascisme

Cette instrumentalisation du sport atteindra son paroxysme avec l’avènement des Etats totalitaires. Le fascisme italien a inauguré cette pratique en exploitant politiquement à outrance le football. Comme le rappelle Ignacio Ramonet, les fascistes pensaient que le football permettait de rassembler dans « un espace propice à la mise en scène, des foules considérables, d’exercer sur celles-ci une forte pression et d’entretenir les pulsions nationalistes des masses. » 8 Le régime fasciste a permis aux sportifs italiens de s’illustrer sur la scène internationale. Dans les années 20 et 30, les stades fleurissent dans toute l’Italie, comme celui de Turin nommé Benito Mussolini, d’une capacité de cinquante mille places. Le point ultime sera atteint en 1934 lorsque l’Italie organisera la seconde Coupe du monde du football, avec sur l’affiche officielle un footballeur le bras tendu. Le président de la Fédération italienne de football, le général Vaccaro 9 déclare que « le but ultime de la manifestation sera de montrer à l’univers ce qu’est l’idéal fasciste du sport. » L’Italie remporte cette coupe. Au lendemain de cette victoire, on pouvait lire dans le journal Il Messaggero : « Au lever du drapeau tricolore sur la plus haute hampe du stade, la multitude ressent l’émotion esthétique d’avoir gagné la primauté mondiale dans le plus fascinant des sports. Et dans cette instant où est consacré la grande victoire - fruit de tant d’efforts - la foule offre au Duce sa gratitude. C’est au nom de Mussolini que notre équipe s’est battue à Florence ; à Milan et hier à Rome, pour la conquête du titre mondial. » 10

Le nazisme imitera le régime mussolinien. Trés tôt déjà, Hitler avait compris l’intérêt que pouvait représenter le sport, il écrivait dans Mein Kampf : « des millions de corps entraînés au sport, imprégnés d’amour pour la patrie et remplis d’esprit offensif pourraient se transformer, en l’espace de deux ans, en une armée. » L’organisation des Jeux Olympiques de 1936 revient à l’Allemagne (décision prise avant la venue d’Hitler au pouvoir). Les nazis profitent de cette occasion inespérée (dans un contexte où l’Allemagne se trouve isolée sur le plan international) pour montrer la puissance de leur idéologie. Funk, un assistant de Goebbels déclarait : « Les jeux sont une occasion de propagande qui n’a jamais connu d’équivalent dans l’histoire du monde. » 11 Les Jeux Olympiques de Berlin furent un succès international qui a permis au régime nazi de montrer sa puissance, par l’intermédiaire des cérémonies gigantesques et des nombreuses victoires des athlètes allemands, préambule à ce que seront quelques années plus tard ses conquêtes militaires.

Le sport comme outil

Après la Seconde Guerre mondiale, la défaite du fascisme et du nazisme n’entérine pas la fin de l’instrumentalisation du sport. Dès 1948, Eric Honecker - alors secrétaire général du Parti communiste de la RDA - déclarait : « Le sport n’est pas un but en soi ; il est un moyen d’atteindre d’autres buts. » Le sport servira de caisse de résonance aux grandes puissances et il permettra à beaucoup d’Etats d’accéder à une reconnaissance internationale. La croissante médiatisation du sport a favorisé sa politisation.

Les pays du bloc soviétique avaient saisi l’enjeu des victoires sportives. Ils se donnèrent les moyens de réussir, et toute une partie de la jeunesse fut embrigadée ; elle forma les bataillons d’athlètes qui servirent la propagande. Les régimes staliniens comme le souligne Ignacio Ramonet n’hésiteront pas « à se livrer aux pires pratiques de sélection, de dressage, de conditionnement et de dopage pour fabriquer des champions et en faire les porte-drapeaux de leur politique. » 12 Au lendemain des Jeux Olympiques de Munich de 1972, la Pravda déclarait : « Les grandes victoires de l’Union soviétique et des pays frères sont la preuve éclatante que le socialisme est le système le mieux adapté à l’accomplissement physique et spirituel de l’homme. » 13

Dans ce contexte de guerre froide, l’URSS et les Etats-Unis se livraient une "guerre" par sportifs interposés. Gérard Ford, président des Etats-Unis exprimait en 1974 les objectifs américains : « Est-ce que nous réalisons à quel point il est important de concourir victorieusement contre les autres nations (...). Etant un leader, les Etats-Unis doivent tenir leur rang. (...) Compte tenu de ce que représente le sport, un succès sportif peut servir une nation autant qu’une victoire militaire. » 14 La petite île de Cuba a elle saisi l’intérêt politique et idéologique du sport. Face au blocus américain, les succès des Cubains dans différentes manifestations sportives servent de vitrine au régime de Fidel Castro.

Un moyen de reconnaissance

La participation et à plus grande échelle l’organisation d’une manifestation sportive d’envergure internationale (Jeux Olympiques ou Coupe du monde de football) permettent à des régimes dictatoriaux et autoritaires de trouver une légitimité.

L’Argentine de la junte du général Videla en organisant et en remportant le Mundial de 1978 fut reconnu par la communauté internationale. Les Jeux Olympiques de Munich en 1972 ont permis à Willy Brandt et aux sociaux-démocrates de conjurer les JO de Berlin et de mettre en avant une Allemagne démocratique, éloignée de ses vieux démons. Autres exemples parmi tant d’autres : l’Afrique du sud a accueilli pour la première fois en 1996 la Coupe africaine des nations de football. L’objectif était de signifier son intégration à la communauté africaine. Hassan II tente désespérément d’organiser une Coupe du monde de football. Le Maroc dans sa volonté de s’imposer comme leader du monde arabe a accueilli des événements importants comme les Jeux méditerranéens ou les Jeux panarabes.

A chaque grand événement sportif qui se dessine, de nombreux pays - principalement des grandes puissances ou des Etats qui voudraient s’affirmer comme tel - proposent leur candidature et se livrent une véritable bataille.

Le boycottage

Dans son article « Au service de la raison d’Etat » 15, Xavier Delacroix note que « L’utilisation la plus symptomatique et désormais la plus répandue du sport sur la scène politique internationale, est la protestation directement orchestrée par un Etat, le boycottage. » L’histoire des grandes manifestations sportives de la seconde moitié du XXe siècle est jalonnée de boycottages de nature politique et diplomatique.

Aux Jeux Olympiques de Melbourne de 1956, six pays boycottent l’événement en signe de protestation. L’Espagne, les Pays-Bas et la Suisse refusent de rencontrer les envahisseurs de la Hongrie. L’Egypte, l’Irak et le Liban dénoncent l’intervention franco-britannique à Suez. En 1980, les Etats-Unis boycottent les Jeux Olympiques organisés à Moscou. Les pays soviétiques feront de même lors des JO de Los Angeles en 1984. Ces deux retentissantes absences s’expliquent par le contexte de guerre froide.

L'utilisation du boycott montre que le sport n’est pas la grande fête qui rassemble les peuples. Il est bel et bien un instrument au service des Etats, voire même une arme.

Le reflet du politique

Le sport reflète bien souvent la situation sociale d’une ville, d’une région, d’un pays ; il traduit la conjoncture politique et l’état de la situation diplomatique.

Ignacio Ramonet constate que « Dans les zones de conflits endémiques ou de guerre, le football, parce qu’il mobilise les foules et exaspère les passions reflète fidèlement la violence des antagonismes. » 16 Les exemples de ces tensions concentrées et symbolisées par une épreuve sportive pleuvent, autant à une échelle locale qu’à une échelle internationale. En 1964, un but refusé lors d’un match opposant l’Argentine au Pérou a provoqué l’explosion des rivalités entre les deux pays provoquant trois cent vingts morts et plus de mille blessés. Un match entre le Salvador et le Honduras entraîna en 1969 une rupture diplomatique, suivie d’une déclaration de guerre et de l’invasion du Honduras par le Salvador. Plus récemment, on a pu assister à la montée des nationalismes entre les différentes régions de l’ex-Yougoslavie 17 ; les matchs de football se terminaient par des affrontements extrêmement violents entre les supporters des différentes équipes.

Le nationalisme

Ces exemples sont la conséquence directe du rôle joué par le sport dans la plupart des nations. Le cas du football, sport-roi sur toute la planète (ou presque) est le cas le plus extrême. Ignacio Ramonet écrit à ce propos : « Parce que chaque rencontre est un affrontement qui prend les apparences d’une guerre ritualisée, le football favorise toutes les projections imaginaires et le fanatismes patriotiques » 18. Les passions nationales se trouvent exacerbées par le sport qui les théâtralise. Dans un rapport sur « Le vandalisme et la violence dans le sport », les rédacteurs soulignent les enjeux d’une compétition : « Le titre de champion, n’est pas seulement conquis par une équipe, mais par la société dont elle est issue. La collectivité se projette donc dans l’équipe et place en elle ses espoirs de conquête, son énergie de vaincre, mais aussi ses frustrations personnelles et son agressivité. » 19

Le sport sert aussi de sentiment fédérateur à une communauté lorsque les projets collectifs manquent. « L’équipe nationale n’est donc pas le simple résultat de la création d’un Etat. Elle aide souvent à forger la nation. » 20 écrit Pascal Boniface. Les jeunes Etats-nations ont recourt à l’imaginaire produit par le sport pour forger une conscience nationale et affirmer son existence. Dans les années 60, lorsque les pays africains ont gagné leur indépendance, ils ont placé dans leurs priorités la mise en place de fédérations sportives. Dans le début des années 60 le Sénégal par exemple, à employé le sport pour consolider la nation naissante 21.

En avivant le nationalisme sportif et sa forte charge symbolique, c’est toute la nation qui apparaît et qui existe, pour elle-même d’une part, mais aussi aux yeux de la communauté internationale. Ainsi l’Estonie, la Slovénie, la Croatie et la Lettonie, dès leur indépendance ont créer leurs propres équipes nationales. Actuellement l’indépendance d’un Etat-nation passe par la création d’une équipe-nation, « dépositaire d’un énorme investissement symbolique et synthèse des grandes vertus patriotiques ». Pascal Boniface dans « Géopolitique du football » constate que « parmi les premières manifestations de volonté des nouveaux Etats indépendants, figurait la demande d’adhésion à la Fifa. Comme si elle était aussi naturelle et nécessaire que l’Onu ; comme si la définition de l’Etat ne se limitait plus aux trois éléments traditionnels - un territoire, une population, un gouvernement - mais qu’on doive y ajouter un quatrième tout aussi essentiel : une équipe nationale de football. » 22

Parfois cette volonté se manifeste avant que l’indépendance politique ne soit acquise. Avant 1962, le FLN avait créer sa propre équipe de football, constituée de joueurs se revendiquant algériens. Une tournée effectuée dans plusieurs pays a permis une reconnaissance symbolique d’une Algérie indépendante de la France. Toujours en Algérie, le nationalisme berbère s’incarne dans une équipe de football : l’ancienne Jeunesse sportive kabyle. En Espagne, les différents nationalismes s’expriment au travers des équipes de football, comme avec l’Athletic de Bilbao considéré comme l’équipe nationale basque.

Le sport, comme l’écrit Philippe Liotard, « participe à l’établissement d’un légendaire spécifiquement national avec ses héros, ses épopées, ses Austerlitz et ses Waterloo. » 23 Il entretient en assurant une fonction identitaire l’idée de ce qui n’est parfois qu’une fiction : la nation.

Le règne du profit

Aujourd’hui, un autre phénomène se produit, conséquence des changements politiques et économiques : la mondialisation du sport. On estime à 37 milliards (en audience cumulée) le nombre de téléspectateurs de la Coupe du monde de football de 1998. les foules d’amateurs de sport n’ont de cesse d’augmenter et de se normaliser.

Les manifestations sportives deviennent des enjeux énormes, sur le plan politique (comme nous avons essayé de le montrer) mais aussi sur le plan économique. Les sommes investies dans ces événements sont conséquents, les multinationales et les grands groupes financiers utilisent le sport non seulement pour augmenter leurs profits, mais aussi pour faire triompher leur idéologie : « foules conditionnées par l’esprit de compétition et le culte de la performance sans limite, persuadées de la légitimité du combat perpétuel, de la juste domination du vainqueur couvert d’or et de prestige, de la soumission du faible au fort, de l’exploit et de la réussite individuelle. » 24 Les médias jouent eux aussi un rôle croissant dans le sport. Désormais, grands groupes industriels, médias et clubs sportifs se retrouvent dans un agrégat où seules la performance et la loi du marché règnent. La marchandisation des épreuves se doublent d’une chosification des athlètes auxquels on demande toujours plus d’exploits. Christian Bromberger dans « Aimez-vous les stades ? » résume cela : « Le sport de compétition n’est pas seulement la religion de la mondialisation, avec ses temples, ses cérémonie, sa liturgie, son clergé et ses fidèles, ses évangélistes, son inquisition et ses martyrs, elle est aussi une vitrine ouverte sur l’avenir radieux du capitalisme planétaire, celui de la société du spectacle et de la marchandisation universelle. » 25

Le sport a suivi les évolutions politiques et économiques. Comme l’écrit Jean-Marie Brohm, le sport est « un véhicule puissant de diffusion de l’idéologie établie ». L’activité sportive s’inscrit dans l’ensemble des rapports sociaux, économiques, politiques, idéologiques et symboliques. Elle va même plus loin, elle contribue à pérenniser le système actuel en détournant les esprits vers des constructions symboliques qui servent les intérêts de certaines classes sociales dominantes.

 

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