L'anarchisme aujourd'hui
Brochure édité par: Editions Alternative Libertaire ( Bruxelles ) & Editions Le Monde Libertaire ( Paris )1996
Légalité économique et sociale
Le refus du capitalisme, de la logique du profit, du salariat et de la monnaie
Le projet de société anarchiste
Le fédéralisme libertaire, quelques considérations générales
Lorganisation fédérale anarchiste
Lautogestion généralisée de la production
Lorganisation de la répartition
Limplication dans les luttes sociales
La période des années quatre-vingts aura été, pour certains, celle des désillusions et du désabusement.
En 1981, de faux espoirs furent placés dans la gauche, notamment pour contrer les vagues de licenciements provoquées par les restructurations capitalistes depuis 1973. Létat de grâce dont bénéficia à ce moment le pouvoir et la volonté dune grande partie des militants syndicalistes de ne rien faire qui puisse gêner les nouveaux dirigeants achevèrent de laminer les mouvements sociaux qui avaient vu le jour sous les divers gouvernements de droite.
Lescroquerie du Mitterrandisme ne peut cependant tout expliquer. Les rares tentatives pour impulser des luttes radicales se sont brisées sur un écueil beaucoup plus grave bien que moins visible : tout un discours dominant sétait développé et avait lessivé la pensée politique. Les nouveaux philosophes nous ont fait léloge de la démocratie comme le meilleur des mondes; lentement mais sûrement le militantisme, les idées de révolution et de lutte de classes, les mots de bourgeoisie et de prolétariat ont été rangés sous la rubrique des choses ringarde . Limplosion des pays dits socialistes a amplifié lidée selon laquelle la transformation du monde était impossible. Il suffisait daffirmer sa volonté de changer la société pour être taxé dirréaliste voire dirresponsable ! Au fil des ans, une pensée minimaliste a bouché les horizons: il fallait faire au plus pressé (les restos du cur), améliorer ce qui pouvait lêtre (continuer quand même de voter parce que lautre candidat était pire) et surtout ne pas être trop révolté. Comme si le fait de positiver (formule à la mode) pouvait résoudre les problèmes!Cette époque est-elle révolue ? Nul ne peut prédire lavenir. Quoi quil en soit, nous pouvons remarquer que les élections présidentielles de 1995 se sont déroulées dans un climat de lutte sociale. Il semblerait que la résignation et la démission collective commencent à céder la place à des révoltes dune détermination parfois impressionnante. Ce fut le cas pour une frange du mouvement lycéen-étudiant contre le CIP et bien plus encore lors du mouvement social de novembre-décembre 1995. De plus, il nest pas difficile de se rendre compte que la recherche de perspectives nouvelles est devenue un enjeu majeur: lensemble de la classe politique est elle-même obligée de le reconnaître, il ny a plus de projets...
Plus de projets? Dans leur mallette de gestionnaire du système, sûrement... De notre côté, nous avons bel et bien une alternative à proposer!
LUnion Régionale Rhône-Alpes de la Fédération Anarchiste
Le constat face aux injustices sociales, celles que lon subit personnellement ou celles faites à autrui, provoque notre révolte et lon se dit quon ne peut pas rester sans rien faire devant une telle situation...
Mais le seul sentiment de révolte ne veut pas dire grand chose: il est tout relatif. Ce qui vous semblera inacceptable ne le sera pas forcément aux yeux dun autre. Par soumission, par inconscience ou par idéologie, certains ne voient hélas rien dabject dans le racisme; ou estiment normal dêtre soumis aux ordres dun chef ! En fait, tout dépend de notre vécu, de notre réflexion, de notre éthique, de ce que nous considérons comme possible. Pour notre part, si nous contestons radicalement la société actuelle, cest parce que nous sommes convaincus quune société de liberté et dégalité est réalisable.
Cette exigence dégalité et de liberté est notre première motivation. Or ces termes ont tellement été galvaudés (par les religieux, les fascistes, les libéraux ou les marxistes...) quil nous faut redéfinir la signification concrète que nous leur donnons.
Légalité économique et sociale
Les aristocrates de lAncien Régime justifiaient leurs positions sociales en se référant au divin et à leur sang bleu. Aujourdhui encore linégalité fondamentale entre les êtres humains continue dêtre proclamée: des talents inégalement répartis dès la naissance condamneraient une fraction de lhumanité à la médiocrité tandis que lautre (composée de riches hommes daffaires et de grandes personnalités politiques...) serait naturellement appelée à dominer. Nest-ce pas cela quon tente de nous apprendre dans les livres scolaires, au travers des biographies de ces grands bourgeois et chefs dÉtat qui font lhistoire?...
Ces discours simplistes se retrouvent dans des conversations quotidiennes et des réflexions anodines. Combien de fois a-t-on pu entendre: Cette personne a du talent, un don, il est normal quelle gagne plus ? Cest bel et bien à un véritable consensus inégalitaire que nous sommes confrontés. Contre de telles idées reçues, nous affirmons que les différences de potentialités innées (à supposer quelles existent réellement, ce qui sur le plan scientifique fait encore lobjet de nombreuses polémiques) sont négligeables par rapport à linfluence du milieu social. Les fameux niveaux de compétences, sur lesquels les hiérarchies prétendent sétablit ne sont que le produit dune éducation et plus globalement dun système de classes qui conditionnent notre vie dès le plus jeune âge. Lorsquon est ouvrier dans une usine, ce nest pas parce quon nest bon quà cela. Cest parce que rien ne nous a permis ou incité à faire autre chose! Il est évident quen règle générale, on poursuit des études longues seulement si on peut bénéficier dun appui familial (sur le plan financier et/ou culturel)... Bien entendu, il existera toujours des différences: égal ne doit pas être confondu avec identique. Les individus ne sont pas comparables à des feuilles blanches sur lesquelles lenvironnement social écrirait lintégralité du texte. Les personnalités existent et heureusement ! Par contre, dans un contexte favorable, chaque personne, en fonction de ses centres dintérêts et de ses envies, devient capable de développer des connaissances et des aptitudes à des activités complexes. Pour lun, ce sera dans lart, pour lautre dans un domaine scientifique; pour un troisième, dans un méfier requérant un fort sens pratique ou des dispositions particulières pour le dialogue, etc.
Notre égalitarisme va donc sopposer à la méritocratie. Comme son nom lindique, ce principe consiste à fonder les hiérarchies sur le mérite. Ainsi, pour les démocrates, la justice sociale se limite à garantir une égalité des chances et des droits, sans faire une seule seconde le procès de la compétition et de ses conséquences. Cest une façon de nous dire: Vous aurez, au départ, les mêmes atouts, et il ny aura quune seule et unique règle du jeu; au bout du compte, les meilleurs devront être récompensés de leurs efforts, de leur sens de la responsabilité et de linitiative... Dans ce système, les privilèges de la naissance sont officiellement abolis: quon soit né dans une famille riche ou pauvre ne change rien... En théorie, nimporte lequel dentre nous est autorisé à devenir ingénieur ou haut fonctionnaire ! Et où nous donne en modèle ce fils douvrier, ce self-made man qui par son courage, sa ténacité et son habileté, a fait fortune ! Bref, on veut nous persuader que les possibilités dascension sociale sont égales pour tous... Quelle absurdité ! On ne peut oser soutenir que chacun peut sélever socialement alors que le système hiérarchique établit, par définition, des gagnants et des perdants ! Dans la réalité, nous savons ce quil en est : les réussites spectaculaires de personnes issues de classes populaires restent de rares exceptions et la classe bourgeoise na aucun mal à préserver ses prérogatives, ne serait-ce que par lhéritage.
Pour prévenir le risque de cette réflexion subversive sur légalité, la propagande libérale a continuellement joué sur la peur de luniformisation, du nivellement par le bas. Mais pourquoi légalité empêcherait-elle la diversité des cultures et des murs ? Pourquoi rendrait-elle impossible de consommer et de travailler selon ses goûts personnels ? Pourquoi signifierait-elle un appauvrissement généralisé alors que nous vivons tous pour la plupart au dessous du salaire et du revenu moyen ? Légalité économique entraînerait au contraire lamélioration du niveau de vie pour limmense majorité ! Plus que cela, elle est une condition incontournable à lémancipation et à lépanouissement de chacun, en permettant des relations humaines sans domination.
Linégalité, cest aussi pratiquer des discriminations ou légiférer en fonction de la couleur de peau, du sexe, des préférences sexuelles, de lâge...
Contre le racisme
Le racisme nest pas seulement une opinion car il finit toujours par provoquer des agressions, par la volonté danéantir des individus ou des populations entières. Dans le racisme, nous trouvons schématiquement trois ingrédients : la peur, la frustration et lidéologie. Il est bien connu quon a toujours peur de ce que lon ne connaît pas. Ils ne sont pas comme nous : ainsi sexprime, au premier degré, cette sorte de peste émotionnelle qui, dhabitudes culturelles en fantasmes sécuritaires, rend suspect tout étranger .
Le rejet de limmigré, cest le stupide et criminel moyen dextérioriser ses angoisses, de se défouler sur des boucs émissaires, de trouver plus méprisable que soi, en humiliant un autre individu. Ce phénomène daliénation découle aussi du système inégalitaire et capitaliste : quand les ouvriers ou les chômeurs français concentrent leur haine envers ceux quils vont nommer les Arabes, les Noirs ou les Juifs, leurs patrons et leurs dirigeants dorment tranquilles !Le racisme ne se résume donc pas à des réflexes primaires. Arme de domination, il a demblée une dimension politique et idéologique. Cest le racisme qui a légitimé et rendu possible lesclavage puis la colonisation sous prétexte dune mission civilisatrice. Cest bien là le véritable mobile du racisme: justifier à priori et a posteriori les actes de domination et dexploitation.
Selon les époques et les circonstances, lidéologie raciste sest structurée sur des notions et des argumentaires différents. Le racisme a dabord affirmé la théorie selon laquelle lhumanité est divisible en groupes biologiques, certains étant supérieurs à dautres. Bien entendu, il sagit dune aberration. La science a incontestablement prouvé quil nexiste pas de races humaines, quil est absurde de vouloir ainsi cataloguer les populations. Du point de vue de la génétique, il peut y avoir moins de différences entre un habitant du continent africain ou asiatique et un occidental quentre deux occidentaux.
Ensuite, la notion de supériorité est vide de sens : sil existe des cultures différentes, elles ont toutes leur complexité et leurs richesses, et on ne peut retenir des critères dévaluation pour les classer.
Enfin, le racisme ne se réduit pas à cette classification biologique. Cette référence ne lui est pas indispensable. La culture (la langue, les murs, les traditions, etc.), lui fournit un terreau largement suffisant.
On ne saurait alors ignorer combien racisme et nationalisme sont liés, même si certains voudraient nous convaincre que la nation peut être généreuse et respectueuse des diversités. Seulement voilà, de manière globale, la représentation nationaliste de la société affirme: que les différences et les antagonismes au sein de la nation sont dimportance négligeable; que les similitudes, pourtant faciles à trouver, entre notre société et celles des étrangers ne sont pas significatives.
Autrement dit, notre nation est censée être une entité unique, dont tous les éléments sont intimement liés, telle une grande famille ! Cela suppose que nous devrions nous identifier, avant tout, par lappartenance à notre groupe national, en tant que communauté supérieure dintérêt. Non seulement toutes les oppositions de classes sont oubliées, mais cest lapologie in fine de la préférence nationale, et nous savons ce que ce terme signifie. La nation, par définition, ne peut donc pas être pluri-culturelle sans perdre ce qui est supposé faire son identité et sans se condamner dans son principe (dans des pays comme les USA, la pluri-culturalité se traduit par un cloisonnement, des ghettos, et une hiérarchisation des communautés). Tout juste tolère-t-elle la notion dintégration qui se traduit par lobligation faite aux étrangers de se fondre dans la culture du pays daccueil.
Il ny a pas une bonne et une mauvaise interprétation du nationalisme: les partis politiques qui se targuent à longueur de journée dagir pour la grandeur de la France et dans lintérêt des Français ont tous, de ce simple fait, une énorme responsabilité dans la recrudescence de la xénophobie, quelles que soient les nuances de leurs discours. Le Front national sest contenté de faire de la surenchère sur le très consensuel mythe patriotique, avec un slogan: La France aux Français qui, dans le fond, reflète une idée partagée par tous les nationalistes.
Anarchistes, nous sommes a-nationalistes: nous ne nous reconnaissons dans aucune nation. Nous savons que nous sommes dune classe sociale, que nous parlons une ou plusieurs langues, que nous aimons telle ou telle région du monde, que nous partageons tels ou tels goûts musicaux avec dautres... Cest cela qui nous définit, en tant quentités sociales, et rien dautre. Ceux qui raisonnent en terme de communautés organiques ou ethniques ont déjà un revolver dans la main pour faire marcher les autres individus au pas cadencé ou au son de lhymne national.
Contre le sexisme
Toutes les formes de sexisme ont un point commun: elles reviennent à considérer les femmes comme étant dune valeur moindre que les hommes. Plus largement, le sexisme est une norme sociale qui tend à attribuer à chaque sexe un rôle précis dans la société, un certain type dactivité et de comportements. Dans sa version la plus réactionnaire, si lon peut sexprimer ainsi, le sexisme réserve aux femmes la sphère privée, léducation des jeunes enfants, le ménage, etc. Lenfermement au nom de la vie du foyer conditionne labsence dautonomie. Le sexisme réserve aux femmes des traits de caractère: longtemps lhystérie fut taxée dessentiellement féminine. A contrario lhomme peut évoluer dans la sphère publique comme en terrain conquis: dans les diverses hiérarchies et ramifications du Pouvoir, les postes de responsabilité lui sont naturellement réservés.
Si les relations au sein des familles et dans les couples se sont profondément modifiées depuis vingt ans, le sexisme nen reste pas moins extrêmement présent. il suffit de regarder autour de soi pour sen rendre compte : la violence physique et psychologique envers les femmes est loin davoir disparu ! Le nombre de viols et de violences domestiques le montre assez (une femme sur huit est victime de violences sexuelles avant lâge adulte). Sur le plan professionnel, quand les femmes sont autorisées à se présenter sur le marché du travail, elles sont fortement incitées, pour ne pas dire forcées, à exercer certains travaux et pas dautres : elles seront à leur place dans les bureaux, les salons de coiffure ou les écoles, pas dans les secteurs dactivités techniques. Dans la plupart des cas, et à qualifications égales, elles seront moins payées que les hommes. Les femmes sont toujours contraintes a être séduisantes. Elles sont toujours cet objet du désir qui fait vendre, via la publicité, voitures et déodorants masculins. Cest toujours limage de la ménagère (de moins de cinquante ans !) qui choisit entre deux barils de lessive !Quant aux hommes, sils sont sans doute plus invités quauparavant à user de la séduction, ils doivent selon lexpression consacrée et profondément stupide, prouver quils en ont ! Lhomme doit savoir se battre, être physiquement et moralement fort. Sil connaît quelques blagues bien beauf , loin dêtre enclin à se taire, il sera, dans la plupart des cas, apprécié pour sa jovialité (?) et sa connaissance des choses de la vie ( !?). Mais gare à lui sil pleure: il sera une femmelette et... un pédé ! Car le sexisme cest aussi, et largement, la haine homophobe : le rejet de lhomosexualité masculine et féminine, ces comportements étant couramment taxés danormalité, de déviance, dincapacité à être de son sexe. Cest pourquoi on se rend bien compte que la norme sexiste, si elle joue dabord contre les femmes, elle joue aussi contre une partie des hommes. Le sexisme fausse tout y compris les rapports amicaux. il aliène et opprime les hommes qui ont, ou auraient, le désir de vivre autrement leurs relations amoureuses (que ce soit sur le mode hétérosexuel, homosexuel, ou bisexuel) et les rend également victimes de violences sexuelles (cest le cas pour un homme sur dix, avant lâge adulte).
Les attaques redoublées ces derniers temps contre lavortement et la contraception, le fanatisme religieux dun Jean-Paul II et ses encycliques sont là pour nous rappeler que rien nest jamais totalement acquis et que le combat pour la liberté sexuelle et légalité sociale entre hommes et femmes est toujours dactualité. Combat éminemment politique car, là encore, le sexisme est un outil de contrôle : comme le racisme, il sert de défouloir aux individus dominés.
Que veut dire être libre? Concrètement, la liberté est un pouvoir: celui
dagir ou de ne pas agir. Nous sommes libres quand personne ne nous empêche de faire de notre vie ce que nous voulons et quand personne ne nous impose sa volonté (par la force ou la manipulation). La liberté est demblée un rapport social (elle nexiste pas dans la nature mais est une création humaine). Nous ne pouvons être libres là où existe une hiérarchie de commandement et des pouvoirs de coercition : lorsquun État nous contraint à effectuer un service national (militaire ou civil) ou lorsque nous sommes à la merci des patrons qui ont tout pouvoir de nous embaucher ou de nous licencier, nous sommes bien entendu toujours libres de nous révolter, mais nous ne sommes pas libres, socialement parlant;Selon la fameuse formule la liberté des uns sarrête où commence celle des autres, on nous présente la liberté comme quelque chose dont on doit se garder. Elle serait même extrêmement dangereuse car synonyme de faire tout et nimporte quoi: Sils étaient totalement libres de faire ce qui leur plaît, les humains sentre-déchireraient dans un chaos généralisé et la vie en société deviendrait impossible ...! Ce discours nest pas désintéressé, il permet de justifier le principe de lAutorité et de transformer la liberté en un idéal inaccessible . Elle nest plus quun sujet dincantation, réservé pour les effets de manches des tribuns politiques. Dans les actes, seules sont tolérées des libertés partielles, cadrées par le Droit et la Loi. La constitution nous autorise la grève bien sage et le droit dassociation, mais gare à celui qui ose sinsoumettre et se rebeller! Bref, nous sommes tous en liberté surveillée !En opposition à cette vision réductrice autant quhypocrite, les anarchistes ont développé une conception sociale de la liberté humaine. Quand, dans leurs révoltes et leurs luttes, les populations ont exigé la liberté, ce nétait pas une liberté abstraite et philosophique, mais bien une liberté associée au principe égalitaire. Pour nous, la liberté ne peut exister sans légalité économique et sociale. Liberté et Egalité sont indissociable. La liberté est pleine et entière quand lindividu, émancipé de toutes tutelles et de toute domination, a la possibilité de construire et dentretenir des relations volontaires avec les autres. Si être tous libres signifie labsence de domination, il faut, pour que je sois parfaitement libre, que les autres le soient aussi : la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous et comme le disait Bakounine, La liberté des autres étend la mienne à linfini .
Par ailleurs, puisque les individus sont des êtres sociaux, la liberté nest pas le refus de toutes les contraintes. Pour sorganiser avec les autres, lindividu doit prendre des engagements, établir des arrangements et les respecter. Il atteint sa complète liberté quand il peut choisir ses contrats et en négocier les termes. Enfin, toute censure nous est insupportable car elle suppose un pouvoir, une Autorité pour lexercer. Si une opinion nous paraît dangereuse, dans ce quelle représente et laisse supposer comme actes à venir, on ne résout rien en linterdisant. Prétendre qu il ne faut pas laisser la parole aux ennemis de la liberté est le meilleur moyen daller vers là dictature.
De ces premières réflexions découle une série de positions, sur lÉtat, le Capitalisme et la Religion.
Premièrement lÉtat nest pas un outil neutre que lon peut utiliser à bon ou mauvais escient.
À partir du moment où un groupe dispose des moyens doppression (militaires et policiers) lui permettant dagir dans ses seuls intérêts, il ne faut pas sétonner quil les utilise! Parler dabus de pouvoir est ridicule, car à quoi servirait le pouvoir si lon nen abusait pas? Prenez le plus généreux des ouvriers, donnez-lui un trône et il se transformera en un dictateur paranoïaque!Deuxièmement rejeter lÉtat, ce nest pas rejeter lorganisation. Ceux pour qui lÉtat est dune absolue nécessité font volontairement ou non, de sérieuses confusions entre État et société. il est vrai que les êtres humains ne peuvent vivre sans ordonner leurs relations et leurs actions. Ils ont besoin pour cela de se doter de structures politiques et dorganismes de gestion. Mais il est complètement faux de croire que lÉtat est la seule forme dorganisation possible ou quil est un inévitable moindre mal.
En confisquant nombre de fonctions dutilité collective (comme la santé, léducation, les transports, etc.) lÉtat veut se parer dune légitimité sans faille, nous persuader quil est incontournable.
Il sagit dune gigantesque escroquerie: les classes dominantes ont construit les appareils dÉtat pour servir leurs seuls intérêts et non pas la société. LÉtat est un outil de répression, de contrôle et de gestion, qui opère contre nous et qui limite ou écrase nos initiatives dauto-organisation.
Pour que la société fonctionne, nous navons pas besoin dêtre dirigés, et, refusant lÉtat nous proposons le fédéralisme libertaire et lautogestion (sujet que nous allons traiter plus loin), cest-à-dire des modes de fonctionnement qui donnent aux individus la possibilité de coordonner les activités sociales, en traitant dégaux à égaux.
De par notre anti-autoritarisme, nous sommes amenés à nous démarquer des démocrates. La démocratie, cest étymologiquement lidée du pouvoir du peuple mais historiquement cest la référence, soit à la démocratie athénienne (où il y avait des esclaves!), soit à la démocratie actuelle qui sest développée depuis la Révolution américaine et affirmée avec la Révolution française. Pour éviter de se faire piéger par le jeu du langage, nous pouvons dire que le problème fondamental est celui de la délégation de pouvoir : être démocrate cest penser que le peuple doit élire ses gouvernants ( par le suffrage universel ).
Le démocrate reste donc dans le schéma dirigeants-dirigés. Si la dictature est le pire des systèmes politiques, nous constatons que dans la démocratie, le pouvoir des individus, des collectivités, des groupes sociaux, etc., se réduit à une peau de chagrin. Les citoyens nont aucun contrôle sur leurs élus: si ces derniers ne respectent pas leurs engagements (comme cest habituellement le cas!), personne ne peut les destituer, on leur a donné un véritable chèque en blanc... Pourtant, certains vous diront: Si tel candidat déçoit, il ne sera pas réélu ! . Et alors? Ce sera lun de ses acolytes qui le sera, pour refaire une politique pratiquement identique! Ou bien, le candidat jurera ses grands dieux que, cette fois-ci, il sen tiendra à son programme et une fois de plus, il trompera lélectorat crédule!Par ailleurs, il faudrait sinterroger sur les véritables pouvoirs des gouvernements! Dans le jeu économique, les dirigeants, quelles que soient leurs intentions préalables, nont pas de marge de manuvre significative. Ils sont subordonnés aux intérêts capitalistes. Ils gèrent la crise sociale, par de fausses politiques de lemploi, par la charité et laction sociale, par la répression.
Enfin, la démocratie, cest la primauté de la règle majoritaire.
À ce titre, le référendum est paraît-il, la forme de gouvernement la plus démocratique: les citoyens ne sont-ils pas appelés à intervenir directement dans la vie politique du pays? Or, cest une évidence, la majorité na pas toujours raison.
Sen remettre sans condition à son jugement pour prendre des décisions sur tout est extrêmement dangereux : allons-nous accepter de voter sur des questions comme la peine de mort, lexpulsion des immigrés (ou enfants dimmigrés), le droit des femmes à travailler? On ne peut pas accepter de soumettre à un vote ce qui nest pas négociable et ce qui bafoue le principe de la justice sociale!Ceci dit nous ne sommes pas systématiquement opposés au vote.
Nous pouvons y recourir sil est conçu comme un mode de décision accepté par tous, afin davoir à un moment donné, des indications sur les positions de chacun, de trancher rapidement des questions techniques, de choisir entre différentes options économiques de production.
Le refus du capitalisme, de la logique du profit, du salariat et de la monnaie
Le capitalisme est un système économique basé sur le fait quune classe sociale, la bourgeoisie, est propriétaire des moyens de production, de distribution et déchange. Cette appropriation privée des capacités productives de lhumanité sest accentuée dès les débuts du XIXe siècle, dabord en Europe, et na cessé de se développer jusquà être aujourdhui étendue à lensemble de la planète. Une variante, le capitalisme dÉtat sest imposée entre 1917 et 1990 dans ce que lon a appelé à tort les pays socialistes. La bourgeoisie y était remplacée par la bureaucratie de lÉtat, seul et unique propriétaire.
Dans le capitalisme, les propriétaires des capitaux financiers, des entreprises, des outils techniques, des réseaux de commerce, etc., ont le contrôle absolu des processus de production, depuis la définition des besoins de consommation en passant par lorganisation du travail, la politique dembauche, les lieux dimplantation des entreprises... Ceux qui, comme la majorité dentre nous, ne possèdent que leurs bras, leurs savoir-faire ou leurs connaissances intellectuelles, sont contraints, pour vivre, de louer leurs services à des employeurs en échange dun salaire (les libéraux parlent alors de contrat , comme si le salarié était libre de négocier, à armes égales, avec le patron!).
Nen déplaise à ceux pour qui parler de lutte de classes fait langue de bois, il existe bien un prolétariat en confrontation permanente avec une bourgeoisie. Cest de ce rapport de force entre exploiteurs et exploités que dépend le niveau de vie des uns et le taux de profit des autres.
Les capitalistes ont développé quantité de bonnes raisons pour justifier leur système. Ils prétendent que le profit est la rémunération correspondant aux risques financiers pris par les actionnaires. Largument est trop facile et faux! Quand un patron investit dans une nouvelle production, le capital quil engage provient du détournement et de lappropriation dune partie du travail réalisé par les salariés dune industrie. Le capitaliste parie avec les fruits du travail collectif quil a volé! Petits patrons comme grands barons de lindustrie soutiennent que sans perspective denrichissement personnel et sans compétition, la société ne pourrait plus fonctionner faute de ressort pour dynamiser les initiatives individuelles. Lexemple de la faillite des pays socialistes est très souvent mis en avant pour affirmer que le capitalisme est lorganisation qui garantit à chacun une chance de promotion sociale et de bien-être pour peu que lon fasse les efforts nécessaires. Ce raisonnement est falsificateur, car légalité des chances (comme nous lavons dit précédemment) nest jamais assurée, puisque la transmission des titres de propriété comme des modèles culturels font que les richesses et le pouvoir se transmettent de génération en génération, dans les mêmes classes.
Quant à la fonction stimulante de lenrichissement personnel, cest un argument tronqué.
Pour nous, la coopération et lentraide (sans lesquelles tout travail, y compris aujourdhui, serait impossible) sont les seules conditions indispensables au progrès économique et social. La concurrence, au contraire, outre quelle conduit les individus à perdre leur vie pour la gagner, génère de formidables gaspillages. Au lieu de regrouper des énergies dans un but commun, elles les dispersent dans une guerre économique. Pour entretenir des débouchés, les bureaux détudes limitent volontairement la durée de vie des produits. De nouvelles gammes, simplement remodelées sortent des entreprises pour faire illusion. Des moyens énormes sont mis dans la publicité et le marketing pour conditionner les consommateurs...
Lefficacité et la rationalité du capitalisme restent pourtant des idées fortement ancrées dans les esprits, notamment en raison de la supposition suivante: léconomie de marché permettrait de satisfaire au mieux les besoins des individus. On va ainsi nous dire: Si le capitaliste veut vendre, il doit trouver des acheteurs. Si les marchandises ne trouvent pas preneurs, il fera banqueroute a moins de trouver dautres produits correspondant aux attentes des consommateurs. La logique de marché pousserait donc les chefs dentreprise à coller au plus près de la demande... Ce raisonnement est exact... sauf quil omet de dire que cette demande ne reflète pas les besoins sociaux des populations mais le pouvoir dachat des différentes classes de consommateurs! Étant donné que toutes les productions sont assujetties à des objectifs de rentabilité, les besoins des populations non solvables sont ignorés: dans le capitalisme, celui qui na pas dargent nexiste pas.
Cette évidence nous amène à la critique de la monnaie. Celle-ci nest pas, comme le disent les économistes, un simple et commode moyen déchange . Pour répartir les richesses produites, les humains auraient pu trouver bien dautres solutions! Et puis on constate que le capitalisme sait de lui-même sen passer lorsque cela savère opportun: il est par exemple fréquent que des pays négocient entre eux des accords de troc en raison des incertitudes qui planent sur le système monétaire international! Si la monnaie est partiellement un outil, cest en tant que support fondamental de la réalisation du profit.
Sans elle, la possibilité daccumuler des valeurs resterait extrêmement réduite; sans la thésaurisation (laction damasser de largent), le capitalisme ne se serait pas développé!Avec largent, le système de domination sest aussi doté dune puissante arme daliénation idéologique: dans la course aux gains, lutilité et la valeur sociale des choses passent au second plan, ou sont tout bonnement oubliées. La monnaie, et ce nest pas une de ses caractéristiques les moins importantes, permet de masquer la réalité des rapports dexploitation. Quand un propriétaire extorque une plus-value au locataire, le rapport dexploitation nest pas immédiatement visible: le locataire est censé payer le coût de construction et dentretien du logement mais le montant du vol nest affiché nulle part! Lexploitation, le vol par linterface de la monnaie, est une méthode somme toute beaucoup plus habile que lancien esclavage, direct et brutal... Largent crée un pouvoir qui échappe à tout contrôle. On le sait: quoi de plus anonyme quun billet de banque? Quoi de plus indéchiffrable que les multiples transactions sur les places financières internationales?
Des intégrismes (catholiques, islamistes...) aux tendances modernistes et progressistes voire révolutionnaires , la religion est loin de se réduire à une pensée unique. On ne peut combattre cette nébuleuse par la seule référence aux crimes de linquisition, aux exactions de ses composantes les plus obscurantistes. Cest au fondement de la religion quil faut sattaquer. Anarchistes, nous ne sommes pas seulement anticléricaux (opposés à linfluence des clergés dans les affaires publiques), nous sommes athées: Cela signifie que nous nions lexistence de toutes divinités en affirmant quelles sont de purs produits de limagination humaine! Comment peut-on lutter contre la croyance en Dieu? La croyance étant hermétique au raisonnement scientifique, Dieu est, par la force des choses, indémontrable et indémontré !Il ne servirait donc à rien de chercher à prouver, dun point de vue logique, que Dieu nexiste pas. Mais, en portant lattention sur ce que sous-tend le phénomène religieux, cest-à-dire en dévoilant ses finalités et ses mobiles non avoués, nous mettrons en évidence les raisons objectives de lathéisme.
Pour lindividu qui veut se rassurer, la religion est une fuite dans le mysticisme et dans le moralisme: en se soumettant à des commandements supérieurs, il se dépossède de sa responsabilité et de son individualité. Croire en Dieu, cest se donner un Maître et "Dieu étant tout, le monde réel et lhomme ne sont rien (...) Dieu étant le maître, lhomme est esclave" (Bakounine).
Pour les Églises, qui sont des États, lordre moral est le moyen de maintenir les peuples dans la soumission. Elles ont constamment servi les bourgeoisies, béni les armées et excommunié les mutins, tout en utilisant des aspirations populaires à un monde meilleur!Proudhon écrivait au sujet de la relation entre te pouvoir et lÉglise:Lidée économique du capital, lidée politique du gouvernement ou de lautorité, lidée théologique de lÉglise, sont trois idées identiques et réciproquement convertibles: attaquer lune, cest attaquer lautre... Ce que le capital fait sur le travail, et lÉtat sur la liberté, lÉglise lopère à son tour sur lintelligence. Cette trinité de labsolutisme est fatale, dans la pratique comme dans la philosophie. Pour opprimer efficacement le peuple, il faut lenchaîner dans son corps, dans sa volonté, dans sa raison .
Cependant, si nous sommes radicalement hostiles à légard de la pensée religieuse, notre lutte ne peut passer par une interdiction du droit de culte , interdiction qui serait une mesure à la fois inefficace et contraire à nos principes libertaires. Tant que lindividu, adulte et responsable, veut croire, prier ou faire des pèlerinages, quil le fasse librement. Les discriminations sociales contre des individus en fonction de leurs convictions religieuses ne sont pas admissibles.
La question de Lécole confessionnelle pose un problème plus épineux, puisquil sagit de la mainmise des religieux sur léducation dindividus qui ne sont pas encore autonomes. Il ny a pas de pire embrigadement que celui commis sur des enfants et des adolescents, que ce soit par des Églises, des Partis, des organisations politiques ou des sectes! Comment combattre cet autoritarisme inqualifiable et qui ne mérite aucune excuse? Si interdire par la force les écoles confessionnelles produit fatalement des effets contraires à celui recherché (en mettant ces écoles et les religieux en position de victimes), nous pouvons en revanche : Leur refuser toute aide économique.
Dénoncer sans relâche leur existence et montrer quau delà de tous leurs discours dapparence généreuse, les théologiens sopposent toujours à la liberté de lindividu, au développement de son autonomie et de son sens critique.
Leur opposer surtout un système éducatif offrant les meilleures conditions denseignement car cest la transformation sociale elle-même qui doit en définitive, priver les Églises de leur crédibilité.
Le projet de société anarchiste
Quand on saventure à définir les structures dune nouvelle organisation sociale, il y a deux écueils quil faut absolument éviter: être trop vague et être précis ! Être trop vague, cest se fermer les portes de lavenir en éloignant de nous ceux qui exigent (et cest parfaitement compréhensible) des précisions avant de sengager. Cest se condamner à limmobilité, à la stagnation et à nêtre, en définitive, quune secte sans importance, dont la seule activité se limite au bavardage, à la négation, à lagitation stérile.
Être trop précis, cest engager imprudemment lavenir un avenir sans cesse changeant. Cest risquer denfermer la vie sociale dans un schéma prédéterminé, ce qui ne manquerait pas de dégénérer rapidement en un dogmatisme étroit et liberticide.
Entre ces deux pôles, nous tenterons de trouver une juste mesure en exposant les grandes lignes de ce que pourrait être une société anarchiste, sans prétendre apporter toutes les réponses.
Le Fédéralisme libertaire, quelques considérations générales
Le Fédéralisme libertaire contre lÉtat
Lorsquon évoque le fédéralisme, la plupart des gens pensent immédiatement à des pays comme les USA ou la Suisse... De prime abord, il nest quune variété de gouvernement et ne semble guère révolutionnaire... Cependant, étant donné que le fédéralisme signifie alliance , prendre ce mot au pied de la lettre pour lappliquer à lensemble de la vie sociale, politique et économique, cest poser demblée une critique radicale du capitalisme et de lÉtat.
Économiquement. il ne peut exister de véritable alliance quentre individus égaux. Politiquement, le fédéralisme libertaire condamne toute puissance militaire et toute institution policière; il est lennemi du centralisme qui conduit à lasservissement. Qui dit pouvoir central dit mise en tutelle, mise sous surveillance, mise sous commandement, mise sous dictature! Notons au passage que les politiques de décentralisation et de régionalisation ne nous rendent pas lÉtat plus sympathique: sil a appris à déléguer des responsabilités à des instances territoriales, il nen est pas devenu plus juste pour autant. Ce sont seulement les méthodes doppression qui ont changé!Fédérer, dun point de vue anarchiste, cest créer des fédérations à tous les niveaux, en généralisant le principe de la libre association. Il sagit de coordonner des systèmes autogérés, des petites collectivités aux regroupements les plus vastes, et non pas dagglomérer des institutions organisées sur un mode autoritaire!
Le fédéralisme libertaire, la notion de responsabilité et de contrat
Le fédéralisme libertaire veut cimenter la société par un lien social dont lélément essentiel est ladhésion à des projets et à des oeuvres communes.
Cest une nouvelle conception du contrat social, sur la base du volontariat et non de la coercition.
La société libertaire bannit-elle pour autant toute forme de contraintes? Non, puisque nous avons expliqué dans le paragraphe sur la liberté que passer un contrat signifie savoir prendre des engagements et les respecter. Sans vouloir refaire ici de grandes théories sociologiques, mais pour éviter de se fourvoyer dans un optimisme idéaliste, il est important de tenir compte de réalités simples. Lêtre humain nest pas naturellement plus disposé pour lentraide que pour la domination (à ce titre il na pas de nature) et il nous semble incontestable que les individus transforment effectivement, par leurs actions, les structures sociales, et que ces structures sociales agissent à leur tour sur les individus, en créant des contextes, en conditionnant les habitudes, en déterminant les possibilités daction. Cest ce quon appelle en dautres termes un rapport interactif.
On ne peut alors concevoir lindividu comme un acteur tout-puissant de sa vie et partant de cette idée, nous sommes convaincus quune société anarchiste, comme nimporte quelle autre société, ne pourrait fonctionner par la seule bonne volonté de ses membres. Ce sont les modes dorganisation qui doivent eux-mêmes entraîner des comportements libertaires, individuels et collectifs.
Le contrat fédératif comporte donc un aspect incitatif et un aspect contraignant. Pour préciser notre pensée et prendre lexemple du travail, cest justement par une nouvelle organisation de ce dernier que pourra sentretenir la motivation, lintérêt que lon porte à son travail. Dès linstant où nous sommes mis en mesure de nous réapproprier notre activité professionnelle, où nous ne sommes plus des pions, des rouages, des exécutants, mais des acteurs dun système qui produit pour tous, très rares sont ceux qui ne sintéressent à rien. Quand nous travaillerons pour nous et non plus pour enrichir des patrons, nous nous apercevrons vite que la fainéantise naturelle et anti-sociale nétait quun mythe inventé par les dominants pour justifier leurs positions. Par ailleurs, la contrainte du pacte fédératif est une contrainte librement consentie et égalitairement négociée.
Pour bien se comprendre, ce nest pas la contrainte exercée par un chef. Ce sont les règles, établies par les différentes parties, qui sont contraignantes: respecter des horaires, mener jusquau bout le projet qui a été décidé collectivement. Cest la contrainte qui découle immanquablement de lassociation... Dans le discours des partisans de lAutorité, cest dabord et avant tout le rapport de soumission qui pousse la grande masse des individus à travailler. La motivation y apparaît comme une notion subsidiaire, un simple plus: sil faut motiver le salarié, cest pour quil soit plus rentable. Pour nous, les choses ne se posent absolument pas dans ces termes. Cest la contrainte (telle que nous lavons définie au point précédent) qui est un complément à la motivation quand celle-ci vient à manquer. Et nous connaissons bien ce phénomène dans les associations ou les organisations militantes, quand le caractère rébarbatif de certaines tâches finissent par venir à bout de lenthousiasme des premiers temps. Mais puisque la contrainte du contrat fédératif ne peut pas être le moteur de la motivation, elle ne peut pas non plus sy substituer: lorsque lun dentre nous nest plus motivé par ce quil fait, on ne peut se contenter de lui rappeler ses engagements. On doit se préoccuper immédiatement de trouver des solutions pour réorganiser son activité afin quelle redevienne gratifiante.
Une organisation sociale sans monnaie
La question du lien social, de la responsabilisation et de la contrainte nous amène à reparler de la monnaie. Lidée selon laquelle largent est un phénomène indépassable est fortement ancrée dans les esprits et rend très difficile sa contestation. Les arguments pour le maintien de la monnaie sarticulent autour de trois axes principaux: Pour pouvoir gérer la société, nous dit-on, il faut bien évaluer les produits, les actions économiques, il faut bien faire des budgets, estimer des investissements, calculer la valeur des choses à échanger...
La monnaie est même censée être loutil de la justice sociale; sil ny a pas de monnaie, comment allons-nous voir quun individu prend plus que sa part de la richesse collective? Et, comble suprême de laliénation, la monnaie va jusquà véhiculer une image de liberté: sil nest plus possible de vendre les fruits de son travail, comment le peintre va-t-il pouvoir vivre, puisque ses toiles, cest le cas de le dire, nauront plus de prix? Comment lécrivain pourra-t-il vendre ses ouvrages? Comment le musicien pourra-t-il faire payer lentrée à ses concerts etc.? Bref, pouvoir gagner de largent semble être la garantie de lindépendance...
Dans les faits nous avons vu quelle était la fonction réelle de la monnaie, et nous savons ce que vaut la liberté dans le système monétaire: rien ou pas grand chose! Concrètement, répondre à ces interrogations, cest proposer, comme nous tentons de le faire ici, un mode de fonctionnement global de la société, qui intégrerait, dans ses multiples facettes, labsence de monnaie.
Nous affirmons (et nous insistons sur cette question car on nous la souvent posée) que les activités culturelles, loin dêtre handicapées par la suppression de la monnaie, seront au contraire décuplées. Tout ce quil faut aux individus, ce sont les possibilités matérielles de sexprimer; et la véritable création, celle quanime la passion, se moque bien des perspectives de profits! Cest chacun dentre nous qui, grâce à une réduction massive du temps de travail, aura la possibilité de se cultiver, de peindre, décrire, de faire du théâtre, de donner des concerts; libéré de la logique du profit et du vedettariat (cette élite talentueuse - ou perçue comme telle), lart, production sociale fondamentale, nen sera que plus populaire et plus authentique.
Nous affirmerons également, au cours des lignes qui suivent la possibilité dorganiser le travail, de coordonner les relations entre les fédérations, détablir des projets et des objectifs de production, de faire un lien entre le travail et la consommation, sans lintermédiaire de cet ustensile marchand quest la monnaie.
Lorganisation fédérale anarchiste
Avant tout, il faut se demander quelles fonctions sociales doivent être organisées et au risque de schématiser, nous allons en répertorier quelques grandes catégories.
Nous avons:
La définition des grands objectifs de production, en fonction des besoins recensés.
Le fonctionnement interne des unités de production : usines, exploitations agricoles, organismes de services aux industries, aux collectivités et aux particuliers...
La coordination de ces unités en de vastes réseaux, puisquelles ne peuvent exister indépendamment les unes des autres: il faut quelles disposent des outils, des produits, des bâtiments et des infrastructures (routes, voies ferroviaires et aériennes...) conditionnant leur bonne marche.
La répartition des biens de consommation, des logements...
Les services de santé, de sécurité civile, de transports publics...
Les structures déducation et de formation et plus largement tout ce qui se rapporte à la transmission de linformation et des savoirs.
Reste enfin à réguler des conflits de toutes sortes, que ce soit entre deux individus, entre un individu et un groupe, entre deux fédérations, entre des communes ou des régions...
Nous allons maintenant définir de quelle façon sétabliraient les fédérations pour remplir ces fonctions organisatrices, quelles seraient leurs relations; puis nous expliquerons ce que pourraient être lautogestion généralisée de la production et lorganisation de la répartition. Nous terminerons par les questions de léducation, de linformation et de la gestion des conflits.
Le fédéralisme libertaire: une double dimension
Si lon observe la vie sociale, nous pouvons constater que, dun côté, nous vivons tous et toutes dans des lieux: une ville, une région; de lautre, nous exerçons des activités spécifiques: notre métier, nos études, notre art, et sur un plan plus ludique, nos loisirs.
Le fédéralisme doit intégrer cette double dimension: nous mettrions en place, sur un plan géographique, des fédérations communales, régionales, puis inter-communales et inter-régionales, et parallèlement à ces collectivités, existeraient des fédérations de travailleurs, par branche professionnelle, par méfier, par type de production et de service. Pour être encore plus concret, il y aurait des fédérations du bâtiment de la construction métallurgique, de lindustrie électrotechnique et de la mécanique, de lélectronique et de linformatique, de lagriculture et de lagroalimentaire, des transports, des services (nettoyage, surveillance technique pour la sécurité des installations, conseil et ingénierie)...
Nous devons également compter avec les multiples associations particulières qui compléteraient larchitecture de la société et qui seraient des actrices irremplaçables du mouvement social et de la convivialité (on ne peut en effet imaginer une société qui ne serait faite que dinstitutions bien huilées!).
La coopération entre les fédérations
Ce double fédéralisme ne doit cependant pas vous laisser penser quil y aurait une frontière nette et étanche entre les fédérations de communes et les fédérations de travailleurs. Elles seraient au contraire, et par la force des choses, étroitement imbriquées.
Si une fédération de production envisage de créer une nouvelle unité, elle ne peut décider seule du lieu dinstallation. Ce choix regarde aussi la Commune et la Région, ne serait-ce que pour garantir la meilleure adaptation des infrastructures routières et ferroviaires. Ces fédérations auront dautant plus leur mot à dire sil sagit dune usine représentant des risques élevés de pollution et daccidents. De la même façon, les fédérations de la formation professionnelle devront coopérer étroitement avec les fédérations de travailleurs, comme avec les fédérations de Communes, pour décider des stages à mettre en uvre. Les fédérations du bâtiment se référeront aux Communes qui connaîtront mieux que nimporte quel autre organisme de statistiques, les demandes en logements. Les transports publics, ou les organismes de santé, planifieront toujours leurs implantations et leur développement daprès les informations que leur auront transmises les diverses fédérations concernées par la mise en oeuvre de ces projets (sur les capacités techniques disponibles et les besoins sociaux).
En ce qui concerne lorganisation de la répartition des biens, elle serait prise en charge par des fédérations de consommateurs créées au sein des communes. Les fédérations de travailleurs livreraient les produits à des organismes communaux qui géreraient un réseau de dépôts, autogérés par les habitants, par quartiers, villages etc. Car sil faut bien que des travailleurs semploient à assurer le fonctionnement quotidien de ces structures, leur particularité serait dêtre contrôlées directement par les individus qui sy inscriraient. Ces deux sortes de fédérations, de production et de consommation, seraient en relation constante, afin de garantir ladéquation entre loffre et la demande.
Le rôle des Communes et des Régions dans une société anarchiste
Le fédéralisme communal mérite que lon sy arrête un instant, car il doit être, à notre avis, relativisé. En ce début de 21ème siècle et pour les sociétés industrialisées, il serait absurde de concevoir une organisation sociale basée exclusivement sur des entités géographiques.
La production et la distribution sorganisent en réseaux à une échelle mondiale; avec laccroissement des possibilités de communication et de transports, les individus ne limitent plus leur socialisation à un quartier ou à une ville. Et tant mieux: si certains se plaisent à déplorer la fin des vies de quartiers on ne regrettera pas lesprit de clocher qui était leur corollaire. Ceci dit, la commune, dans une société libertaire, continuerait dêtre indispensable pour toutes les activités sociales de proximité. En collaboration constante avec dautres communes et fédérations de travailleurs, les habitants pourront y décider des plans daménagement de lespace (urbanisme). Cest là que se coordonneraient la gestion des fédérations de consommateurs, celle des structures éducatives, des organismes dinformation et des services collectifs tels ceux de léquipement sanitaire, de la voirie, de la sécurité civile (prévention contre les risques dincendies et risques industriels...). Cest dans les communes que pourraient se créer des organismes chargés de la répartition et de lentretien du parc de logements, sous forme de régies de quartiers. Il faudra, en outre, coordonner les relations entre les communes et ce au niveau mondial, afin déviter quune région, naturellement plus riche quune autre, ne soctroie des privilèges et de régler les problèmes de choix de production pouvant se poser entre différentes régions du monde.
Sur le plan politique, les communes et leurs fédérations sont appelées à être des lieux de débats par le biais de forums locaux, ouverts à tous sans distinction (réflexions sur les problèmes rencontrés, expression des critiques et des propositions, élaboration de projets...).
Lautogestion généralisée de la production
Le fédéralisme libertaire ne va pas sans lautogestion qui est la prise en main, concrète et quotidienne, par les individus et les collectivités dindividus, de la vie sociale, économique, politique et culturelle.
Autogestion et mandatements
Dans ce système, où il ny a ni économie de marché ni planification autoritaire, cest la population qui décide et valide les grandes orientations, lors dassemblées des Fédérations, de réunions de Communes, de Régions etc. Comme il est impossible que tout le monde soccupe de tout , des individus sont mandatés pour coordonner la mise en application des politiques ainsi définies et des équipes sont chargées détudier et de préparer des projets, dentretenir les relations entre les fédérations et de faire circuler linformation. Si les mandatés prennent des initiatives, ils le font dans le strict cadre de leurs mandats, ils nont pas de pouvoir décisionnel à proprement parler. Ils ne disposent daucun moyen coercitif pour imposer ces décisions et peuvent être révoqués à tout moment sils ne respectent pas leurs obligations.
Autogestion et propriété
Les unités et réseaux de production nappartiendraient à aucun groupe en particulier. Cest lensemble de la collectivité humaine qui les posséderait. Les fédérations, donc les individus égaux qui les composent, en auraient la gestion. Elles décideraient de construire telle usine, de lancer tel type de fabrication ou de service, de transformer un site industriel ou de labandonner; elles coordonneraient la circulation et lutilisation des matières premières et des machines. Mais elles ne seraient pas propriétaire des moyens de production, au sens où elles ne pourraient pas en disposer pour procéder à des transactions au seul bénéfice de leurs membres. Dans notre idée, les fédérations ne sont ni des corporations, ni des cartels économiques. Chaque fédération sintègre dans une politique dont le premier objectif est la satisfaction des besoins de tous. Elles ne sont que des outils de cette politique globale et collective.
Lautogestion et le statut du travailleur
Lautogestion implique un statut radicalement nouveau pour les travailleurs. Nous ne serions plus des salariés de telle ou telle entreprise capitaliste, aux ordres dun patron et de ses cadres du personnel et autres petits chefs. Nous serions des adhérents à des fédérations, des travailleurs fédérés, tout simplement! Nous prendrions part à la vie de notre fédération, nous assisterions à diverses réunions pour décider de lorganisation de notre travail, pour régler les conflits (qui surgissent inévitablement dans nimporte quel groupe), pour faire des bilans dactivité ou pour formuler des propositions....
Le contrat que nous passerions avec notre fédération (concernant les heures de travail, loccupation dun poste défini, etc.) serait alors un vrai contrat: établi à égalité avec les autres et non dicté par un entrepreneur sous la menace du chômage!Là encore, il nous faut préciser que nous ny déciderions pas unilatéralement de nos orientations professionnelles. Comme nous lavons dit, notre liberté est forcément une liberté sociale et lon ne peut jamais espérer faire exactement ce qui nous plaît, sans se soucier des problèmes collectifs. Si par exemple, en fonction de phénomènes de mode quelconque sur tels ou tels métiers, des fédérations sont en sur-effectif, il faudra bien quelles prennent des mesures, surtout si dautres branches ont du mal à trouver de nouveaux adhérents! Le cas échéant, la décision serait prise, après concertation entre les fédérations, de bloquer, pour un temps, les adhésions dans certains domaines professionnels. De toute manière, il ne servirait à rien que 300.000 individus exercent dans linformatique si 200.000 suffisent pour réaliser les objectifs de production.
Autogestion et emploi
Si parler demploi rappelle peut-être trop lorganisation actuelle du salariat, nous le reprenons dans le sens où les individus auraient cette garantie de pouvoir semployer à exercer un métier. Aucune contrainte économique ne poussant les fédérations à une aveugle logique de rentabilité à court terme, elles auraient toute latitude pour ajuster constamment lorganisation du travail aux variations de la population active (les personnes en âge de travailler) et celles de la productivité (lefficacité que confèrent les progrès technologiques au travail).
Les travailleurs seraient seuls juges de la durée du temps de travail à effectuer, et des organismes de formation prendraient les initiatives adéquates pour rendre possible toutes les restructurations (alors quaujourdhui, décrocher un stage sérieux relève du parcours du combattant!).
Lautogestion et la rotation des tâches
La non-division du travail est la condition sine qua non de légalité sociale et politique.
Nous entendons souvent lobjection suivante: Qui va réclamer en priorité de travailler sur des chantiers dimmeubles, de décharger des camions, de faire du nettoyage industriel, sil peut choisir doccuper un poste de dessinateur, de médecin, darchitecte ou de conseiller technique?... Vous ne trouverez personne et le système sera bloqué. . Cet argument sous-tend deux questions différentes: un travail serait refusé soit parce quil est trop pénible, soit parce quil nest pas assez (ou pas du tout) valorisant.
À la première question, nous répondrons quil nest pas tolérable que des individus soient cantonnés, toute leur vie durant, à des travaux de forces, à des tâches répétitives, alors que dautres se réservent les travaux les plus agréables, les plus variés, les moins fatigants, sinon, il ne servirait à rien de parler dégalité.
Quant à la seconde question, elle reflète bien laliénation de notre époque! Cest en effet le système capitaliste et méritocratique qui attribue à certaines tâches un caractère subalterne alors que dautres sont socialement sur-valorisées. Dans les faits, nous savons bien quaucun travail nest plus sot quun autre, puisque le balayage des rues est aussi indispensable que lingénierie industrielle. Cest une raison de plus pour montrer que lobjection ne tient pas, car dans un système où tous les travaux seraient également considérés, il ny aurait plus cette course au prestige que nous connaissons aujourdhui.
Nous pourrions enfin nous demander si la mise en uvre de la rotation des tâches ne pose pas de problèmes insurmontables. Si nous la concevons de manière simpliste, en pensant quun individu doit faire tous les métiers, au moins une fois, elle est une utopie irréalisable. Heureusement, à ce niveau, toutes les adaptations sont possibles: dune part, la rotation peut sopérer sur des mois ou des années, si le poste exige un long apprentissage et une grande expérience; dautre part, elle nest pas un but en soi. Nous nirions pas tenir une comptabilité, en mois ou en heures, avec des barèmes pour chaque travaux, de ce que font les autres! Tout en tenant compte des contraintes, des impératifs particuliers liés aux différents métiers, lessentiel sera que chacun prenne globalement sa part de travaux pénibles (selon, bien entendu, ses capacités physiques). Rien nempêcherait un ingénieur ou un enseignant de se sortir périodiquement du travail théorique pour participer à des travaux de voirie ou de constructions! Rien nempêcherait que les individus partagent leur semaine, leur mois ou leur année entre deux emplois, lun plus plaisant et lautre plus monotone. Il nous semble quil y a là une question déthique incontournable.
Lorganisation de la répartition
Le lien entre le travail et la consommation
Nous pensons que le fait de devoir travailler pour pouvoir consommer est quelque chose qui va de soi. Si dans la société actuelle toutes les variantes de refus du travail (absentéisme ou chômage volontaire...) sont totalement légitimes, comme manifestation dune résistance à lexploitation, nous
réaffirmons, une fois de plus, que nous ne sommes contre le travail mais contre la façon dont il est organisé par les capitalistes.
Nous en parlions dans le paragraphe sur la responsabilité et la motivation: dans une société où nous aurions la liberté de maîtriser notre travail, de le faire pour nous autant que pour les autres, il serait bien étonnant que la fainéantise prenne une ampleur telle que lon aurait à sen protéger.
Pourtant, il nous faut bien envisager des cas de ce genre. Imaginons quau sein de notre commune, lun dentre nous refuse de sinvestir dans quoi que ce soit, ou quil sinscrive dans un collectif de travailleurs et quil manque régulièrement à son poste, ou quil passe ses journées de travail en se fichant de la bonne marche du collectif. Et bien, après avoir tout tenté pour comprendre ce qui ne va pas, pour lui proposer dautres arrangements, et si ces tentatives savèrent infructueuses, il devra assumer sa mauvaise volonté. Nous lui dirons daller chercher une autre commune, un autre collectif de travail qui laccepte!Enfin si des groupes dindividus ne veulent pas travailler dans le cadre des fédérations de la société anarchiste, parce quils refuseraient, par exemple, lindustrialisation (à linstar de certains écologistes daujourdhui), ils seront bien évidemment libres de vivre comme ils le souhaitent. Sils veulent se regrouper pour vivre en communauté autonome, pourquoi pas! Sils veulent vivre en autarcie dans la misère matérielle, en se privant de ce quapporte le progrès technologique, cela est leur affaire et ne regarde queux.
La régulation de la consommation
On nous a posé la question des dizaines de fois: en labsence de monnaie, et si les individus ne sont plus tenus de gérer un budget, comment éviter que les produits les plus rares, les plus beaux, les plus récents, soient pris dassaut? Si, dans un dépôt, on met en libre service tous les disques lasers du stock, il se pourrait effectivement que les premiers ne laissent rien pour les autres! (bien quune société libertaire, engageant à la responsabilité, nous inciterait sans doute à adopter des comportements radicalement différents). Les fédérations de consommateurs peuvent facilement trouver des méthodes pour réguler laccès des produits à leurs adhérents. Les systèmes du prêt et de la commande nexistent-ils pas déjà dans notre société? Rien nempêcherait de les généraliser. Toutes les nouveautés (en matériels audiovisuels, informatiques...) pourraient, dans un premier temps, être mises en prêt, afin de pouvoir servir successivement à de nombreux individus, dans lattente de leur fabrication en grande série. Toutes les demandes particulières de produits plus ou moins spécifiques, pourraient donner lieu à des réservations. Pour ce qui est de lalimentation, il ne serait guère difficile de prévoir une distribution mesurée et surveillée des denrées rares. Les fédérations de consommateurs chargeraient les travailleurs des dépôts de veiller à ce que personne ne fasse dabus: si tel ou tel individu se sert chaque fois avec les meilleurs produits, le rôle des permanents serait de lui opposer un refus et de discuter avec lui,quitte à poser le problème lors dune assemblée générale de lorganisme si la situation devenait conflictuelle. Mais en arriver à de telles extrémités serait certainement très rare.
Le logement pose sans doute des problèmes plus complexes. Deux questions doivent être soulevées: celle de la propriété et celle de la répartition proprement dite. Hostile à la propriété privée des moyens de production, nous sommes pour la propriété dusage. Cela veut dire quun individu est considéré propriétaire de biens lorsquil les utilise pour lui-même. Ainsi, son logement devient une propriété inaliénable. Tant quil y habite, personne ne peut le lui reprendre sans son consentement et pour quelque motif que ce soit. Le principe de laccumulation du patrimoine par lhéritage disparaît. Par contre, il resterait toujours la possibilité de laisser, de son vivant, un logement aux personnes de son choix, à condition quelles y emménagent.
Ensuite, luvre constructive de la révolution sera jugée sur la capacité à fournir à chaque individu, à chaque famille, un logement disposant de tout le confort techniquement possible. Dans les zones urbaines, on devra repenser entièrement loccupation des sols. Les quartiers résidentiels et les cités HLM, manifestation criante de linjustice sociale, devront matériellement disparaître pour reconstruire des habitations, collectives ou individuelles, dans un souci constant dégalité. Ce qui nexclurait pas, au contraire, des plans durbanisme diversifiés et originaux, ayant fait lobjet de débats publics au sein des Communes. Mais, nous direz-vous, comment les Communes vont-elles gérer la répartition des résidences individuelles et des appartements en habitation collective? Une fois de plus, il nous faut prendre les choses dans lordre: cest la demande qui doit commander la production. Supposons un cas de figure: si lensemble de la population exprime le souhait dun lotissement individuel, et bien lidée de lhabitat collectif naura plus quà être purement et simplement abandonnée! Tout dépendra des besoins et des envies exprimées par les habitants, et, durant la période où se mettra en place cette transformation, les Communes répartiront provisoirement, par la négociation, le parc de logements disponibles. Quant aux résidences les plus luxueuses, les Communes pourraient décider de les socialiser et de les transformer en résidences de villégiature, de santé, en lieux de vie etc. Toutes les solutions sont une fois de plus imaginables.
En parlant de léducation après la production et la répartition, nous ne voudrions pas laisser croire que nous la considérons moins importante. Léducation a continuellement suscité un très fort intérêt de la part des anarchistes, conscients que la personnalité de lindividu, sa psychologie et son sens éthique commencent à se modeler dans les premières années de sa vie.
Nous définirons léducation libertaire en quelques grands points.
Inscrite dans légalité dune société sans classes, léducation doit être organisée pour donner à chacun les mêmes possibilités daccès au savoir et ce dans tous les domaines. Dans le cadre du refus de la division du travail manuel / intellectuel, nous devons être sensibilisés et incités très tôt à toutes les formes dactivités sociales et économiques, des plus simples aux plus complexes. Léducation libertaire rejette lendoctrinement. Ce nest pas en assenant un discours anarchiste à des élèves, autrement dit en employant des méthodes contraires à nos fins, que les enfants et les adolescents apprendront à penser librement. Le système éducatif dune société anarchiste leur donnera les moyens intellectuels de leur autonomie en développant au maximum leur sens critique.
Il en découle que lécole libertaire sera publique et laïque. Non pas une laïcité dÉtat mais une laïcité garantissant une liberté dinitiative tous azimuts. Si léducation ne peut être laissée à des religieux ou à des sectes, lécole doit être un espace où lon étudie et où lon débat de toutes les questions, où lon apprend à réfléchir et à argumenter, à construire ses idées personnelles. Sil ne sera pas permis à des professeurs denseigner une religion (ou denseigner le fascisme!), les programmes seront conçus pour passer au crible les discours théologiques et idéologiques afin de comprendre leurs tenants et leurs aboutissants. Un débat ouvert sur la société intègre forcément lintégralité des interrogations philosophiques, scientifiques et politiques.
Laccès au savoir ne doit pas être limité à une tranche dâge: tout adulte doit pouvoir choisir des temps détudes, la durée de ces périodes étant fixée par les Fédérations de lEducation (en fonction de leurs moyens).
Lorganisation des systèmes éducatifs doit associer les travailleurs de léducation, les jeunes et, dans une certaine mesure, les parents. Bien entendu nous ne pouvons présager ici de ce que seraient les relations parents-enfants dans une société libertaire. Lémancipation des jeunes des tutelles parentales impliquerait quils assument le plus tôt possible leur indépendance. Selon nous, la socialisation des individus ne passe pas forcément par la famille, même non-autoritaire. Si tout enfant a besoin de repères, de référents, linstauration dune société libertaire oblige à une réflexion nouvelle sur lautorité parentale.
Linformation, dans une société autogestionnaire, aurait une importance capitale. Être informé est la première condition pour que les populations opèrent des choix politiques en toute connaissance de cause. Aujourdhui, les médias nous abreuvent de faits dactualité, mais les informations sur la gestion des entreprises ne sont pas accessibles. Les comptabilités publiques sont, de par leur complexité, inutilisables par le commun des mortels! Le système de dominance actuel a dailleurs intérêt à augmenter cette complexité pour justifier lexistence dune élite qui, elle, sait (ou feint de savoir ?) ce qui se cache derrière les multiples graphiques et équations économiques! Il nous faut distinguer deux types dinformations: les informations de caractère professionnel et celles relatives aux actualités politiques, culturelles, etc.
Les Fédérations informeraient leurs adhérents et la population du bilan de leurs activités. Elles rendraient compte de leurs problèmes, des différentes innovations technologiques, des nouveaux investissements envisagés (en moyens techniques et humains) ou des relations quelles entretiennent. Elles présenteraient aux consommateurs les produits fabriqués, leur mode de diffusion, leur qualité etc. (ce qui remplacerait la publicité marchande qui désinforme le public plus quelle ne linforme).
Les médias de laudiovisuel, de la radio et de la presse écrite, seront luvre de communes, de régions, de regroupements particuliers, selon toutes les affinités possibles. Étant donné labsence de monnaie, les médias de la presse écrite ne pourront pas vendre leurs publications Ces dernières seront forcément gratuites. Mais alors, nous demanderez-vous, sil ny a plus la sanction du marché, comment seront déterminées les quantités de tirages ?. Cest une nouvelle fois, la demande exprimée par les individus (et retransmise par les Communes) ou les statistiques sur lécoulement des titres dans les dépôts de distribution, qui fourniront les indications nécessaires aux organismes éditeurs. Ils auront pour mission dimprimer un ensemble de titres, dans les proportions définies par les Communes. Sils ne peuvent publier tous les titres, ils sengageront à fournir les matériels et les matières premières pour que les associations aient les moyens de sauto éditer (la répartition des moyens techniques sera évidemment faite dans la mesure des possibilités, des stocks de papier disponibles...). En fin de compte, la seule limite à lédition sera physique: les quantités de papier et la capacité productive des imprimeries. Et les petites associations y trouveront un immense avantage car elles ne seront plus handicapées par le sacro-saint seuil dautofinancement. Dans laudiovisuel, le but sera aussi de garantir une production grandement diversifiée. Cela nexclut pas lexistence de grandes chaînes, organisées comme les autres structures sociales sur la base de lautogestion, avec une part des émissions conçues et animées par des professionnels. En effet, les métiers de lanimation et du journalisme ne simprovisent pas, du moins si lon veut conserver une certaine exigence de qualité. Comme dans la presse, les fédérations des métiers de laudiovisuel mettront les moyens adéquats à disposition de groupements associatifs.
La société libertaire ne serait pas une société idéale, sans conflits, et ces conflits nauraient pas tous la même envergure et la même gravité. Les conflits au sein dun collectif de travail ou dune fédération ne posent pas de problèmes particuliers: cest aux travailleurs de ces collectifs détablir leurs règles de fonctionnement. Le contrat, en cas de non-respect des clauses, peut être rompu. Libre alors à chaque individu et groupe dindividus de se positionner dans dautres collectifs de travail si des problèmes dincompatibilités dhumeurs savèrent insolubles. Les divergences entre deux fédérations (sur un plan de travail, sur des livraisons, sur une occupation des sols...) peuvent être réglées par la négociation. Au besoin, les deux fédérations en appelleraient à une commission inter-fédérale de conciliation.
La démocratie directe par la voie du suffrage peut se pratiquer tant que les enjeux liés à des choix de gestion ne suscitent pas dopposition politique réelle et tant que lunanimité nest pas nécessaire à la cohésion sociale. Il ny aurait pas de quoi épiloguer des mois pour décider si telle rue va devenir piétonne, si un quartier doit être rénové ou si lon doit, dans lunité de production où lon travaille, réorganiser des postes! De la même façon, labsence dunanimité entre des fédérations régionales ne doit pas bloquer pendant des années la construction dun axe routier... Après une information et un débat ces questions peuvent donc être tranchées par un vote des mandatés fédéraux ou par référendum.
De plus, les procédés de vote pourraient varier selon limportance relative des problèmes. Pour les décisions de moindre importance, la majorité simple suffirait. Dans dautres cas (par exemple: le déplacement dun site dune unité de production entraînant une réorganisation de lactivité professionnelle pour les travailleurs de ce site) on pourrait appliquer la majorité des trois quarts ou des deux tiers; autant de modalités devant être définies par les Fédérations.
Des conflits plus sérieux, dordre politique, peuvent se poser. Ce serait le cas de divergences portant sur le choix de société. Prenons un cas de figure théorique: la question de la production et de la circulation automobile. Il serait bien évidemment de lintérêt de tous de développer au maximum les transports collectifs, plus économiques en énergie et plus intelligents car plus rationnels. Toutefois, il nest pas difficile dimaginer des désaccords sur ce point. Certains seraient radicalement contre lautomobile , au nom dun anti-productivisme rétrograde, alors que dautres seraient partisans de conserver une production importante de véhicules et de confortables infrastructures routières et surtout autoroutières. Comment régler la question lorsque quun blocage de ce type peut mener jusquà des affrontements? Et lorsquon voit la détermination dune frange de nos écolos daujourdhui, on ne peut douter que la question des autoroutes, qui pour nous ne justifierait au fond aucune dramatisation, sera prise très au sérieux! Il ny a pas ici de remèdes miracles: que la majorité impose son choix à la minorité ou que cette dernière puisse opposer un droit de veto, dans les deux cas, une partie de la population se fait léser. La seule solution reste la recherche maximale du consensus: cela passe par une information complète des individus sur les sujets en question, des débats, une disposition des fédérations pour la diplomatie. On peut en effet penser quen y consacrant le temps quil faut une solution de compromis pourrait être trouvée.
Ceci dit noublions pas quaucun mode de prise de décision ne peut concilier des choix qui ne sont pas conciliables, et rendre inutile le militantisme dopposition. Limportant est que ces oppositions sexpriment par des arguments et non par la violence physique.
Nous aurions pu prendre des exemples plus sérieux: des collectivités religieuses pourraient revendiquer la mainmise sur léducation de leurs enfants. Dautres réactionnaires pourraient lutter en faveur dun retour à lordre ancien, à lautoritarisme, à léconomie marchande. Face à ces contestations, nous ne devrons employer ni la répression ni la censure; comme le système libertaire sera jugé sur pièces, il faudra faire en sorte quil fonctionne suffisamment bien pour couper ces mouvements de toutes bases sociales.
En tout état de cause, si le mode de règlement des conflits en société anarchiste ne peut être parfait, la plus magnifique des victoires serait den avoir fini avec la barbarie guerrière, avec ces gouvernements et machineries politico-militaires qui enrégimentent les foules dans de sinistres farces patriotiques et sanglantes; et cest bien cette possibilité que nous offrirait une société débarrassée des États, où les différentes régions du monde seraient fédérées dans une union mondialiste et où le désarmement serait la règle.
Après ces conflits de nature collective , nous devons aborder ceux de type inter-individuel: les agressions, les vols, les crimes... Pour poser correctement le problème, nous savons que la délinquance est, dans sa quasi intégralité, le résultat dune société inégalitaire et de loppression. Plus de 80% des individus emprisonnés le sont pour des raisons économiques: voleurs, escrocs, dealers. La monnaie nest pas la cause du vol mais elle le facilite grandement, justement parce que largent na pas dodeur. Sans la monnaie, nous pourrions déjà éviter toute incitation à la fraude, à lescroquerie, au cambriolage. Sans la frustration économique générée par le modèle de la consommation de masse et la misère, on peut supposer, sans risquer dêtre utopistes, que les actes dagression et de vol pour ces motifs financiers ne se poseraient plus.
Par contre, aucune société, aussi juste et égalitaire soit-elle, ne pourra complètement éradiquer les agressions sexuelles ou les crimes passionnels. Si lon ne peut penser quen société anarchiste, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes , on peut espérer réduire drastiquement le nombre des agressions et des crimes de ce genre. En effet les relations entre les individus ne sont pas indépendantes de lorganisation sociale. Quand sont affirmées, et pratiquées dans les faits, légalité et la liberté sociale, ces relations, basées aujourdhui sur les modèles de domination, de possession et de jalousie, changeraient forcément de nature. Les mutations dans les rapports affectifs toucheraient dabord la vieille institution de la famille: certains voudraient, dans ces années de crises, nous la présenter comme la cellule de base, le cocon premier; grâce auquel lindividu se construit! Cest pourtant linverse: la famille réduit le nombre des repères de lindividu, restreint son champ de socialisation, lui inculque finalement, dès le plus jeune âge, les notions dobéissance et surtout dexclusivité, cest-à-dire de fidélité. Cette éducation se traduit ultérieurement par les sentiments de jalousie et de possession maladive. En provoquant une révolution culturelle, la révolution sociale modifierait profondément les savoir-être.
Cependant, face aux individus, même en nombre moindre, qui représenteraient toujours un danger pour autrui, comment devrait procéder la société anarchiste? Nous ne pouvons accepter ni la justice spontanée des foules, avec ses méthodes expéditives - le lynchage de laccusé(e) - ni linstitution judiciaire, supposant un appareil de contrôle et une police. Nous pensons que lorganisation sociale fédérative doit dans ce cas aussi, se doter de structures autogestionnaire : ce sera aux communes de mandater, non pas des juges tout puissants, mais des commissions, chargées denquêter sur les faits, et, éventuellement, dassurer un suivi social de tel ou tel individu reconnu coupable. Cest seulement si la personne nest plus maître de ses actes que la Commune peut décider de la placer dans une structure de soins. Lessentiel étant pour ne pas reproduire les hôpitaux psychiatriques et les prisons de notre époque, de garantir un contrôle collectif et la totale transparence des procédures. Il ny aurait donc plus de jugement définitif et chaque action de sanction (dont le nombre serait, rappelons-le, finalement extrêmement réduit) prendrait la forme dun questionnement sur les causes de ces déviances . Car la société libertaire ne saurait juger sans se remettre en cause: si un individu a été violent envers sa compagne ou son enfant, cest quil subsiste une frustration et que les modèles de rapports affectifs entre les individus doivent être de nouveau lobjet dun débat collectif.
Le projet que nous venons dexposer donne un sens à notre action dans les différentes luttes que nous essayons dimpulser. Il structure nos premiers refus et propose une suite à notre condamnation des systèmes de domination.
Reste à expliquer ce quest notre pratique révolutionnaire, quelles formes de luttes nous devons mettre en place, quels sont les moyens à employer pour parvenir à nos fins.
Les intérêts des exploiteurs étant inconciliables avec ceux des exploités, les conflits sociaux sont la permanente expression de la lutte de classes, et la révolution en est le possible aboutissement. Nous nenvisageons pas la révolution comme un grand soir. Nous savons très bien que rien ne se fait par magie du jour au lendemain. La révolution est un long processus. Cest au fur et à mesure du développement dun mouvement social quelle se construit. De la dynamique des luttes naissent de nouvelles prises de conscience; des expériences et des débats au sein de ce mouvement émergent des projets dalternatives sociales.
Cest lorsque le rapport de force entre exploiteurs et exploités bascule en faveur des seconds que se produit la rupture: lorsque les salariés déclenchent une grève générale et commencent à exproprier les patrons, à faire fonctionner les entreprises et les services publics pour leur compte collectif.
La grève générale expropriatrice est en effet létape pivot du processus révolutionnaire. Dès que se produit cette rupture, il faut continuer sur la voie de lauto-organisation, de lautogestion et du fédéralisme. Les organisations de lutte, dont se sera doté le mouvement social au cours des années antérieures, seront les outils de cette réorganisation.
Les syndicats, les associations de quartiers, les diverses associations et organisations politiques anarchistes fourniront les premières structures dautogestion afin de coordonner au plus vite les services publics, la production des biens et leur répartition.
Enfin, aucune chasse aux sorcières ne devra être pratiquée: un individu qui aura précédemment été flic, curé, ou patron, sil accepte les principes de la nouvelle société, sera reconnu légal des autres. Il ne pourra lui être tenu rigueur de son ancienne positon sociale, ceci afin déviter des tribunaux révolutionnaires de sinistre mémoire.
Révolution et violence
La plupart du temps, lidée de la révolution déclenche une peur, celle de la violence. Or la violence nest-elle pas déjà présente dans les rapports sociaux du système capitaliste et étatiste? Des guerres entre États jusquau quotidien des salariés, la violence physique et psychologique est là. Alors oui, la révolution sera forcément confrontée à ce problème. On ne peut imaginer la bourgeoisie et la classe politique se laisser déposséder de leurs biens et de leur pouvoir sans réagir. Aujourdhui même, ils sattellent à mater les révoltes: les Renseignements Généraux de la police fichent les éléments subversifs , les milices patronales chargent les piquets de grèves, des entreprises de gardiennage louent leurs services à des propriétaires pour expulser des squatters... Dès que lÉtat et le patronat se sentiront menacés dans leur existence, ils emploieront tous les moyens de répression à leur disposition.
Face à cette réaction du Pouvoir, le mouvement révolutionnaire devra sorganiser pour sa défense. Il faut cependant veiller à ce que cette violence défensive soit assumée et contrôlée collectivement afin déviter que certains ne soient tentés den faire une stratégie en tant que telle (en se constituant en groupes ou en branches armées ).
En un mot: aucune apologie de la violence nest acceptable car nous la haïssons plus que tout. Néanmoins, aucun renversement de lordre actuel ne pourra se faire dune façon totalement pacifique. Le mouvement révolutionnaire doit par conséquent la prévoir, sans perdre son objectif fondamental: lexpropriation des exploiteurs, le démantèlement de lÉtat et la mise en place immédiate dune organisation sociale fédéraliste et autogestionnaire.
Finalement, la question que lon nous pose fréquemment est bien de savoir si le jeu en vaut la chandelle: le risque que représente la tentative dune révolution nest-il pas trop grand? Et au lieu de sengager dans une telle aventure dont nous pourrions ressortir brisés, ne vaudrait-il pas mieux se contenter de victoires et davancées partielles? En dautres termes, ne devrions-nous pas abandonner lambition révolutionnaire au profit dune forme de réformisme radical, cest-à-dire se contenter des luttes sociales pour faire reculer peu à peu la domination?.
Le problème ne se pose pas ainsi. Dabord, il y a des moments dans lhistoire où le mouvement social, se trouvant en position de force, représente un danger inacceptable pour le Pouvoir. Ce nest donc pas le mouvement social qui choisit forcément linstant de la confrontation. Ensuite, les révolutions ou les mouvements insurrectionnels ne se font pas sur commande . Ce sont des lames de fond et non des produits de décisions purement rationnelles. Mai 68 nétait prévu par personne, pas plus que lampleur prise, il y a quinze ans, pas le mouvement des squats en Hollande. Enfin la peur de passer le point de non-retour est souvent ce qui a bloqué les mouvements sociaux (la première illustration de ce phénomène fut la paralysie des esclaves révoltés de Spartacus devant Rome) et lon constate que ces hésitations ont eu des conséquences plus catastrophiques que les tentatives révolutionnaires affirmées dans des contextes trop défavorables. Tout ceci pour dire que la très grande part de spontanéité des phénomènes révolutionnaires nous interdit de penser à les programmer. Aucune organisation, aucun parti ne peut prétendre déclencher une révolution ou en retarder léchéance. Par contre, nous la souhaitons car elle est le seul moyen de mettre fin au système actuel et à ses violences. Nous agissons pour lui donner toutes les chances de réussite et quand une tentative de ce type se produit, notre rôle doit consister à ce quelle soit la plus constructive possible, à être prêts à contrer les oppositions des partis contre-révolutionnaires et la réaction de lÉtat. Si le risque est effectivement grand, il est encore plus dangereux de faire comme si nous pouvions vivre tranquillement sans subir les coups de lorganisation sociale autoritaire. Si une partie dentre nous peut toujours sen sortir par la démerde individuelle, la soumission ne mène fatalement quà plus de misère. Si les luttes sociales reprennent, elles déboucheront tôt ou tard sur de nouveaux affrontements denvergure contre la bourgeoisie. À nous de faire en sorte que ces affrontements ne se produisent pas en pure perte, quils ne soient pas des soubresauts pour retomber ensuite dans une société toujours aussi inégalitaire et destructrice des individus, mais que nous franchissions le pas pour conquérir notre totale liberté.
Contre lautoritarisme révolutionnaire
Limage de la révolution a lourdement pâti des exactions et des crimes commis par les révolutionnaires autoritaires. Sous la Révolution française en 1793, la Terreur est mise à lordre du jour sous la pression des sans-culottes qui voient en elle la possibilité de démasquer les accapareurs et les ennemis de lintérieur. Tout dabord tournée contre les modérés (girondins, dantonistes...) elle se retournera ensuite contre le mouvement égalitariste, contre les sans-culottes, les enragés et les clubs populaires, en se révélant comme loutil dun pouvoir ennemi de la révolution sociale. La révolution bolchevique en Russie, la révolution chinoise et autres révolutions dites socialistes, sans exception, nont fait quinstaurer la dictature de bureaucraties, dun capitalisme dÉtat qui exploitait et opprimait limmense majorité. Les pratiques autogestionnaires et les aspirations à lauto-organisation furent canalisées puis détruites systématiquement par les nouvelles classes dirigeantes qui sévertuèrent à réprimer tout ce qui nétait pas conforme à leur ligne, pour préserver leur pouvoir et leurs intérêts de classe.
La révolution anarchiste doit adopter des pratiques conformes à ses fins et cest pourquoi nous rejetons les préceptes du marxisme-léninisme et du trotskisme: lavant-gardisme, lidée détape transitoire, la dictature du prolétariat.
À première vue, il semblerait que marxistes et anarchistes soient daccord sur la disparition de lÉtat. Dans un texte intitulé Lorigine de la famille, de la propriété privée et de lÉtat, Engels écrit: Avec la disparition des classes sociales disparaîtra inéluctablement lÉtat. La société qui réorganisera la production sur la base de lassociation libre et égale des producteurs, reléguera la machine dÉtat à la place qui lui convient: au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze . Marx, de son côté a été fort peu prolixe sur la future société.
Mais lorsquon aborde la question de la transition, notre point de vue devient inconciliable avec celui des marxistes-léninistes. Pour ces derniers, le passage au socialisme seffectue via la dictature du prolétariat et linstauration dun État ouvrier: Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de lÉtat, cest-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante (Manifeste du parti communiste, 1848). Pour Lénine, il est nécessaire dutiliser provisoirement les instruments, les moyens et les procédés du pouvoir de lÉtat contre les exploiteurs, de même que pour la suppression des classes, la dictature provisoire de la classe opprimée est indispensable .
Soyons sérieux: premièrement la dictature du prolétariat est un non-sens. Le prolétariat est ce quil est parce quil est exploité et dominé. Si ce nest plus le cas, il nexiste plus. Et sil nexiste plus, comment pourrait-il exercer sa dictature et sur qui? Pour nous, une telle rhétorique nest que le prétexte pour justifier la dictature pure et simple du Parti unique! Deuxièmement, un État ne peut dépérir de lui-même. Au contraire, il fait tout pour rester debout et se renforcer! Le stalinisme nétait donc pas la dégénérescence dun État ouvrier (pour reprendre les mots des trotskistes) mais la suite sinistre et logique de la prise de pouvoir bolchevique. La seule période transitoire que nous reconnaissons est celle durant laquelle se travaille la perspective révolutionnaire, et, après la rupture, celle où les nouvelles structures fédéralistes et autogestionnaires se mettent en place et prennent leurs marques.
Par ailleurs, les résultats obtenus étant conditionnés par les méthodes employées, nous affirmons que la fin ne justifie pas les moyens mais quelle y est contenue. Lavant-gardisme, qui correspond au rôle dirigeant dune élite auto-proclamée sur la masse, est contre-révolutionnaire par essence.
Aucune formation idéologique, aucune organisation ne pourra émanciper les individus en leur imposant lobéissance, en les dirigeant. Cette vision des choses conduit au résultat inverse: elle tue toute liberté, fait naître de nouveaux chefs, pires que les précédents!Notre émancipation ne pourra se faire que par notre propre action, directe, cest-à-dire sans charger quiconque de nous conduire, de nous guider! Au concept davant-garde, nous opposons ceux de forces dinfluences et de minorités agissantes. Selon les contextes, il existe en permanence des individus, des groupes, des organisations qui prennent des initiatives, qui jouent, à un moment donné, des rôles dinstigateurs, de catalyseurs.
Cest dans ce sens que les organisations anarchistes spécifiques sont indispensables à la construction et à la politisation dun mouvement social révolutionnaire. Cest aux militant(e)s anarchistes de se regrouper pour constituer un pôle dinfluence: pour convaincre, pour apporter critiques, analyses et propositions anarchistes, pour défendre les principes dauto-organisation, pour impulser des luttes sur les bases de la révolution sociale... Mais ces organisations ne peuvent et ne doivent prétendre à lencadrement ou à la direction de ces mouvements.
Contre le réformisme et lélectoralisme
Comme nous lavons dit plus haut, lÉtat nest pas un outil neutre. Le conquérir pour tenter de mener une politique plus juste, pour, en quelque sorte, tenter dhumaniser le capitalisme est une véritable utopie. Aucun gouvernement de gauche ne pourra tenir ses promesses, tout simplement parce quen acceptant les règles du jeu de léconomie de marché et de la propriété privée des moyens de production, il sera contraint de faire la politique correspondant aux intérêts des véritables détenteurs du pouvoir: les patrons dindustrie, les groupes financiers, les multinationales. Voilà pourquoi la politique de gauche est un mythe.
Nous présenter aux élections pour tenter dêtre élus nest donc pas notre combat. La seule chose qui compte, cest le rapport de force que seront capables détablir les exploités, face aux patrons et aux gouvernants. Labstention aux élections municipales, régionales, législatives ou présidentielles est un leitmotiv du mouvement anarchiste. Labstention est lexpression dun refus: celui de se prêter à la mascarade des partis démocrates. Nous y ajoutons immédiatement un distinguo capital: labstentionnisme du pêcheur à la ligne est tout aussi dangereux que lacte du citoyen qui, se croyant responsable, met un bulletin de vote dans une urne, en signant larrêt de mort de son propre pouvoir politique. Notre abstentionnisme na rien dun acte passif: il est un moyen dintervenir en dénonçant la politique-spectacle et en affirmant la nécessité dune prise de conscience du prolétariat.
Il nest pas rare que lon nous reproche cette tactique, en nous accusant de faire le jeu de la droite, voire de lextrême droite. En 1981, il fallait donner sa chance à la gauche, et puis on verrait.. Depuis, on a vu! Bien sûr, il restera toujours les indécrottables pour nous certifier quavec la droite, la situation aurait été encore pire. Ce raisonnement du moindre mal peut mener loin, très loin! Si loin que lon a pu entendre, en 1995, de lamentables dialogues entre partisans de la gauche, certains se demandant si un Chirac social ne valait pas mieux quun Balladur qui avait fait confiance à Pasqua... !. On atteint ici les sommets de la politique de comptoir! Reste largument choc :En ne votant pas, vous favorisez la progression de lextrême droite! . Notre réponse est claire: lhistoire nous a suffisamment montré que les démocraties nont jamais pu (ou voulu) barrer la route au fascisme. En Espagne, en 1936, vaincu dans les urnes, le fascisme, cinq mois plus tard, rejaillissait avec dautant plus de force dans la rue. Et puis, sil faut parler de ceux qui font le jeu du FN, parlons-en! À ceux et celles qui ont la mémoire courte, rappelons juste quelques faits, afin de montrer combien la gauche, historique et actuelle, sest employée à pérenniser un système et des méthodes, qui, de fait, constituèrent un terreau fertile au fascisme: ce sont les élus socialistes du Front Populaire qui en 1940 votèrent les pleins pouvoirs à Pétain (excepté trente-six dentre eux). Cest la gauche socialiste qui laissa la Révolution espagnole se faire écraser, en refusant de lui vendre des armes. Cest encore elle qui enferma les réfugiés espagnols dans des camps de concentration avant de les livrer aux fascistes. Cest le socialiste Jules Moch qui a inventé, en mars 1948, les CRS. Cest le général Bigeard, spécialiste de la torture, celui qui envoyait des camions pour ramasser les morts dinterrogatoires quon jetait à la mer qui déclarait en 1981, à propos de la victoire de la gauche:Vous savez, ça ne me gêne pas. Jai fait deux guerres coloniales. Toutes sous régime socialiste . Cest Mitterrand qui parla, avant les élections présidentielles de 1988, de seuil de tolérance au sujet de limmigration. Cest bien Fabius qui déclara: Le Pen pose les bonnes questions mais apporte les mauvaises réponses (quelles bonnes questions pose Le Pen? Aucune!); cest bien la gauche qui multiplia les camps de rétention pour les clandestins, alors quil nen existait quun seul sous Giscard !... Alors, que les électeurs et électrices de gauche nessaient pas de donner des leçons aux anarchistes sur ce sujet! Si cétait être naïf que de voter à gauche en 1981, cest aujourdhui être masochiste!
Limplication dans les luttes sociales
La politisation des revendications
Les anarchistes apparaissent parfois tellement radicaux que certains les imaginent indifférents aux luttes sociales; plus exactement, une logique du tout ou rien les éloignerait des combats de terrain. Cest là bien méconnaître lhistoire et lactualité du mouvement! En décidant dentrer dans les syndicats dans les années 1890, les anarchistes marquèrent profondément le syndicalisme ouvrier pour en faire, dans les années qui précédèrent la Grande Guerre, en France comme dans les autres pays latins, une puissance avec laquelle durent compter la bourgeoisie, les gouvernements et les politiciens sociaux-démocrates.
Aujourdhui, nous ne concevons pas notre militantisme sans un investissement dans les luttes quotidiennes. Ceux ou celles qui se contenteraient de prêcher la bonne parole sont bien éloigné(e)s de notre anarchisme social.
Ceci étant réaffirmé, il faut comprendre sur quelles bases politiques nous nous impliquons dans les luttes revendicatives. Quand nous réagissons contre les conditions de vie qui nous sont faites, contre les actes doppression de lÉtat et les conséquences de lexploitation du capitalisme, nous sommes amenés, disons de manière spontanée, à revendiquer.
Mais la question des revendications est plus complexe quelle ny parait. Nous voyons, dans un premier temps, que nombre dentre elles sont autant de réactions immédiates, émanant de refus élémentaires.
La première chose à faire si lon veut sopposer à lexploitation dun patron, cest bien évidemment dexiger des augmentations de salaires, de meilleures conditions de travail et la réduction du temps de travail. Alors que lintérêt du patronat est de nous payer toujours moins en nous obligeant à travailler toujours plus vite et/ou plus longtemps, ces luttes peuvent sinscrire dans une dynamique de contestation globale du système. Nous disons elles peuvent, car cela na rien dautomatique. Et lon comprend ici que les revendications, en elles-mêmes, ont des implications politiques bien différentes selon le sens quon leur donne et les buts quon leur associe.
Expliquons-nous: si lon reprend lexemple de laugmentation de salaire, deux types de discours (au moins) sont possibles.
Les grandes centrales syndicales réformistes dénoncent en permanence (et encore!) linsuffisance des revenus, affirment quil faut limiter les inégalités, mettre en oeuvre une politique économique plus juste. etc. Dans le même temps, elles feront tout pour vous empêcher daller plus loin. Pour elles, il ne peut pas être question de vouloir sattaquer à lexistence même du patronat. Le but associé à la revendication reste un simple aménagement du salariat et donc du capitalisme. Dans les faits, nous savons que ce réformisme a mené à de continuels replis et à de perpétuels désenchantements.
Lautre discours, celui dont nous sommes partisans, consiste à dire, chaque fois que loccasion nous en est donnée: Effectivement. nous devons contrer, dans limmédiat, les intérêts des patrons. Revendiquer lamélioration constante des conditions de travail, agir autant de fois que possible pour augmenter le prix de notre travail, cest maintenir la pression contre nos exploiteurs, cest lutter pied à pied contre eux. Mais le but que nous poursuivons nest pas le compromis . Tant que le salariat existera, il y aura exploitation et inégalités. Notre but est donc que les salariés sorganisent pour abolir ce système . À nous ensuite dexpliquer notre projet sociétaire. Telle est la façon dont nous concevons la politisation dune revendication immédiate.
Contre les manipulations idéologiques
Simpliquer dans les luttes sociales, cest aussi dénoncer toutes les désinformations, toutes les manipulations idéologiques. Prenons de nouveau quelques exemples.
Le trou de la sécurité sociale
Si, sur votre lieu de travail, vous pouvez démontrer chiffres à lappui, que le fameux trou de la Sécu dont les médias nous rabâchent tant les oreilles nexiste pas, vous aurez certainement lattention de votre auditoire, tellement ceux qui dénoncent ce bluff sont rares. Pourtant les chiffres ne sont pas secrets, tout le monde peut y avoir accès. Et ils nous apprennent des choses intéressantes! On saperçoit que le déficit consiste avant tout en des factures impayées. Les 56,4 milliards de trou de 1993 se décomposent comme suit: 35,9 milliards impayés par le patronat et 9,2 milliards impayés par lÉtat. À cela se rajoutent 19,1 milliards de prise en charge par le régime général des déficits des autres régimes vieillesse (militaires, exploitants agricoles, artisans et commerçants...). Au total 67,6 milliards de francs de charges indues, sans lesquelles le régime général aurait été excédentaire de plus de 10 milliards de francs! Cela nest encore rien en comparaison de ce que nous coûtent les trusts pharmaceutiques avec des médicaments vendus dix fois leur prix!Et puis, vu lampleur des inégalités économiques dans la répartition des salaires, des revenus et des patrimoines, parler de déficit de la Sécu est définitivement inadmissible.
Sachez que si lon prend les deux millions de ménages les plus riches, léquivalent de leurs privilèges se chiffre, ne serait-ce quen terme de revenus, à plus de 800 milliards de francs par an (ce chiffre représente la différence entre le revenu réel de ces ménages et le revenu moyen, estimation établie daprès les données sociales de lINSEE... et il ne sagit là que dun calcul des revenus déclarés au fisc!). Que sont en comparaison, les quelques 60 milliards qui manqueraient à la Sécu ?Le déficit invoqué nest quun moyen pour justifier la transformation du besoin de santé en un marché ouvert à lappétit de profits de grands groupes financiers!
La lutte contre lexclusion
La lutte contre lexclusion fait lobjet dun vaste consensus: on voit même des patrons se mobiliser sur le sujet et nous vanter les mérites de lentreprise citoyenne.
Cela devrait suffire à nous faire pressentir le piège...
Idéologiquement, lexclusion est une notion falsificatrice. Nous nallons pas nier que des individus sont, en grand nombre, exclus durablement du monde du travail, cela est un fait. Or, si lon suit cette idée, on pourrait dire que toute inégalité est une forme dexclusion , donc que le capitalisme marche a coup dexclusion...
Le modèle de lexclusion (avec le concept de société duale) ne fait pas simplement référence aux inégalités et aux privations. De façon plus perverse, il a limmense avantage de masquer la réalité de lexploitation.
Cette nouvelle représentation de lunivers social envoie la lutte des classes aux oubliettes au profit dune nouvelle frontière qui sépare la majorité des indus dune minorité dexclus. Elle présuppose implicitement lhomogénéité des premiers ou, du moins, minimise les contradictions dintérêts à luvre dans le ventre de la société. Par ce jeu de langage, le pouvoir tente dopposer une catégorie dexploités à une autre. Les salariés embauchés sont qualifiés de privilégiés par rapport à ceux qui sont au chômage, au RMI; précaires ou sans domicile fixe.
Laction sociale et caritative
Avec la paupérisation dune partie croissante de la population, laction sociale est devenue largument de vente des partis. Cette action sociale est une véritable gestion de la misère: on fait des logements pour les pauvres , des architectes inventent la borne de survie pour les SDF et des mairies se mettent à éditer des guides à leur intention! Avec le RMI, la charité (bien ordonnée!) est devenue, en 1984, une affaire dÉtat Les crédules de gauche y verront un formidable progrès social. Pour nous, le RMI banalise le statut de miséreux : loin dêtre un progrès il installe durablement dans la misère des centaines de milliers dindividus qui ne pourront plus (ou très difficilement) sortir de ce système.
Les associations caritatives se multiplient et les bonnes âmes nous disent: Nallez surtout pas critiquer cela! Vous ne pouvez pas dire que ça ne sert à rien! Est-ce bien comme cela quil faut aborder les choses? Ce nest certainement pas aux anarchistes que lon pourra reprocher de ne pas pratiquer lentraide et la solidarité. Seulement à la différence des associations et organisations caritatives et humanitaires, nous affirmons que la solidarité ne peut être séparée de la lutte politique et sociale. La solidarité doit sexercer dans la lutte car cest cette dernière qui doit primer. Cest une question de choix: on peut toujours décider dans un élan de grande générosité de soccuper des personnes en difficulté, mais ces efforts seront fournis en pure perte si aucune dynamique de résistance ne se crée! À en croire leurs gestionnaires, les restos du cur seraient luvre du siècle. Récemment, ils fêtaient dans la joie leurs dix années dexistence. Quelle magnifique victoire! Ces dix années sont au contraire la preuve que ce genre dinitiative est totalement incapable de changer quoi que ce soit. Quont-ils donc fait en dix ans pour sattaquer aux causes de la misère, ou de lexclusion comme ils disent? Quont-ils donc fait en dix ans, à part jouer objectivement le jeu des dominants, en sattelant à gommer les manifestations trop évidentes de la grande pauvreté? Les bénévoles de ces associations, qui croient sincèrement se rendre utiles, auraient mieux fait de réfléchir à des actions plus offensives et forcément plus politiques, ce qui, par ailleurs, naurait pas été contradictoire avec la pratique de lentraide!Les humanitaires ont cru pouvoir donner des leçons aux militants politiques, en se vantant de leur pragmatisme et de leur sens du concret. Malheureusement pour eux, ils nont pas a être fiers de leur bilan! La banalisation de laction sociale na même pas empêché que se mettent en place les plus abjectes chasses aux pauvres. Faut-il sen étonner? Le système dencadrement des exclus semble si bien huilé que nombre de politiciens, toutes tendances confondues, sautorisent maintenant à déclarer la manche intolérable: on la vu cet été 1995 à Pau (mairie socialiste), Tarbes (communiste), La Rochelle (Michel Crépeau, radical de gauche), Valence (Ah, mairie de droite!), Toulon (FN). Dans leur logique, puisque tout est fait pour la réinsertion ou pour assurer du moins un minimum vital , ceux qui restent dans la rue nont pas dexcuse. Et voilà les zonards et les SDF culpabilisés et criminalisés aux yeux des honnêtes citoyens !
La défense de 1emploi
Au nom de la défense de lemploi , on va tenter de nous faire avaler les plus grosses couleuvres comme la généralisation des petits boulots (pudiquement appelés emplois de proximité); les cadeaux au patronat vont se multiplier sous forme de primes et dexonérations de charges...
Les politiques anti-chômage se suivent et se ressemblent. Cest que les gouvernements, quelles que soient leurs inclinations libérale ou social, ne maîtrisent en rien le jeu économique mondial et, nétant que les gestionnaires politiques des intérêts de la bourgeoisie, nont pas de solution réelle à proposer. À quoi peuvent-ils se raccrocher? Entre autres, à des relents de protectionnisme (rappelez-vous la campagne publicitaire nos emplettes sont nos emplois) qui favorisent le terrain à toutes les divagations nationalistes et xénophobes. Depuis longtemps le Parti communiste a choisi le camp du repli sur la Nation avec son Produisons français Sans trop defforts, le Front national a pu enchaîner sur le Produisons avec des Français , jusquà aujourdhui où lapplication du principe de la préférence nationale saccélère: des centaines de maîtres auxiliaires nont pu avoir de postes pour cette raison, et la discrimination raciste est monnaie courante sur le marché du travail.
La réduction, le partage et laménagement du temps de travail
Contre le chômage, une seule solution semblerait efficace: la réduction du temps de travail. Sachant que le débat sur le sujet ne pouvait être évité, la classe dirigeante sest aussitôt munie de formules nouvelles. En effet la réduction du temps de travail est une revendication historique du mouvement ouvrier; marquée dun caractère trop subversif, elle ne pouvait être reprise telle quelle. Quand au siècle dernier les travailleurs commencèrent à lutter pour les 3 × 8 (huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de repos), ce nétait pas pour ménager le capitalisme, mais dans lesprit de le combattre. Jusque dans les années soixante-dix, la réduction du temps de travail sassociait à une sévère critique: on ne voulait plus perdre sa vie à la gagner. Pour la bourgeoisie, il fallait donc présenter la réduction du temps de travail comme une simple solution conjoncturelle (et parmi dautres) à la crise de lemploi. Ses modalités dapplication devaient également satisfaire aux exigences impératives du patronat en matière de flexibilité. Ainsi apparurent les gris-gris du partage, de laménagement et de lannualisation du temps de travail. Trois expressions fortement synonymes car toutes se rejoignent sur un point: les salariés sont appelés à faire des sacrifices par solidarité avec les demandeurs demploi. Des travailleurs se voient contraints daccepter des diminutions de leurs payes ou de partir en pré-retraite avec moins des trois quarts de leur salaire... Il est probable que ces politiques nauront quun effet très limité sur lemploi. Nous en serons de toute façon les seuls perdants. Dans lhypothèse où le taux de chômage viendrait réellement à baisser, soyons sûrs que ce phénomène saccompagnera dune précarité accrue et dun nivellement des salaires par le bas. Cest inacceptable. Pour notre part, nous défendons la réduction massive du temps de travail non seulement sans perte du pouvoir dachat mais en nous opposant à tout blocage des salaires. Et nous affirmons que la lutte contre le chômage et la précarité passe obligatoirement par une contestation globale du système: dans le cadre du marché capitaliste, il ny a pas de solution qui permette de faire léconomie dun combat de classes.
Cette volonté de mener un combat global se traduit par le refus de cloisonner les luttes en de multiples terrains dinterventions spécifiques.
Lerreur serait de senfermer dans des revendications catégorielles. Il ne faut pas que des réalités quotidiennes, sans aucun doute diverses et différentes, nous conduisent à saucissonner le mouvement social. Nous nallons pas raisonner comme les dominants qui sont les premiers à promouvoir lindividualisation des problèmes, et à diviser le prolétariat en multipliant les statuts sociaux. Nous savons bien que la menace du chômage concerne tous les salariés. Alors, dire que les individus qui sont privés demploi ont des intérêts propres à défendre et quils doivent par conséquent sorganiser de manière autonome est un discours dangereux, aussi dangereux que celui des salariés qui se cantonnent dans un corporatisme frileux et confortable. Revendiquer une augmentation du RMI ou son extension aux moins de 26 ans ne peut conduire nulle part sinon à renforcer cette gestion de la misère que nous dénonçons. Il faut en finir avec ces stratégies de clientélisme : les individus salariés, au chômage ou touchés par la grande pauvreté, ont les mêmes ennemis et les mêmes intérêts. De ce fait. ils doivent se mobiliser ensemble, sur des objectifs communs.
Plus largement, tous les combats démancipation et de libération, quils soient ciblés contre le sexisme, le racisme, le militarisme, le fascisme, le cléricalisme, etc., ne peuvent aboutir que sils sunissent dans une action de classe contre lÉtat, le capitalisme et la religion.
De notre point de vue, on ne peut combattre le Front national sans dénoncer les responsabilités de la droite comme de la gauche, et surtout, sans avoir à proposer un projet sociétaire global. On ne peut faire de lantimilitarisme sans sattaquer aux notions dÉtat et de Nation. On ne peut non plus faire de lantiracisme sans combattre sur le fond le principe de la nationalité. On ne peut faire de lanti-sexisme, défendre la contraception et la liberté davortement sans sen prendre aux fondements de la religion (et son approche du droit à la vie). On ne peut satteler à la défense de la protection sociale sans avoir à prendre position sur la collaboration de classe que représente la gestion paritaire des organismes en question. On ne peut sinvestir dans des revendications sur lécole sans récuser lélitisme qui sévit dans lenseignement (public ou privé), sans combattre linféodation du système éducatif aux besoins du patronat et sans sopposer à la fois aux églises et la laïcité dÉtat. Tous les problèmes sont étroitement liés entre eux et font partie dune unique et même problématique politique. Voilà la conviction qui inspire chacune de nos prises de positions.
Lobjet de cette brochure nest pas de livrer clefs en main un projet et une méthode. Certains la trouveront trop précise et catégorique, dautres lestimeront trop floue et incomplète. Lessentiel est quelle joue son rôle doutil militant, en permettant à ceux et celles qui ne connaissent pas, ou mal, lanarchisme de le découvrir ou de mieux lappréhender. Cest une contribution qui sintègre à notre effort: refaire de notre mouvement une force politique et sociale conséquente, capable dinfluer sur le cours de lhistoire.
Lanarchisme conduit à remettre beaucoup de choses en question; et nous pouvons nous référer à des expériences révolutionnaires (dont la plus importante est celle réalisée en Espagne en 1936/38), aucune société nayant jamais encore pu se développer sur le long terme.
Nous sommes conscients de lampleur du changement que nous souhaitons, des difficultés que cela pose. Mais nous sommes convaincus que lanarchisme nest pas une théorie dépassée comme certains historiens veulent trop souvent le faire croire. En embrassant lensemble des problèmes dactualité, lanarchisme est à même dapporter, dans les sociétés industrialisées comme dans celles à dominante rurale, une réponse à la question sociale. Cette question peut se résumer en une phrase: comment organiser la société pour que les individus vivent égaux et libres? Cest une interrogation qui tenaille lhumanité depuis ses débuts, depuis les révoltes desclaves de lAntiquité, les jacqueries du Moyen Age, la Révolution française, les Révolutions russes, espagnoles Nous navons pas ici traité de laspect historique de lanarchisme: ce ne pouvait être le sujet dune si courte brochure. Ce que nous pouvons dire, cest que lanarchisme, sur léchelle du temps, de la société et comme doctrine politique constituée, est un mouvement finalement récent: à peine plus dun siècle. Lhistoire nétant pas prédéterminée, le seul sens quelle peut prendre sera celui que les individus, décidés à vaincre loppression, sauront lui imprimer. Inutile donc de se lamenter sur léternelle loi du plus fort , cette maudite nature humaine (qui nexiste que dans les esprits) ou léternelle loi qui fait de lhomme un loup pour ses congénères. Inutile enfin dattendre que les mentalités changent pour se lancer dans la lutte sociale car elles ne se modifieront quau fil des événements.
Les seuls combats perdus davance sont ceux que lon refuse de mener !
L'anarchisme aujourd'hui
Brochure édité par: Editions Alternative Libertaire ( Bruxelles ) & Editions Le Monde Libertaire ( Paris )1996